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LE VOLAPUK EXISTE, C’EST LA LANGUE MALAISE !

A la fin du 19ème siècle, le Français Adolphe Combanaire (1859-1939), un ingénieur électricien originaire de Châteauroux, débarque sur l’île de Bornéo à la recherche de la gutta-percha. Patriote invétéré, anglophone après des études à Londres et New-York, il a mis au point un système d’extraction de la gutta-percha des feuilles de l’Isonandra Gutta, un arbre à caoutchouc qui selon lui, ne se trouve qu’à l’intérieur de l’île. Pourquoi ? La gutta-percha est une gomme tropicale servant à isoler les câbles sous-marins. Entre exploration et espionnage commercial, il se jouera des autorités anglaises et hollandaises pour chercher cet arbre qui devait assurer la pérennité des communications internationales et donner à la France une position clé dans ce domaine alors naissant…

Combanaire est pressé de se remettre au malais, la lingua franca de la région…

La rivière est toujours sinueuse et fait parfois un cercle presque complet ; il devient plus difficile de se servir de la voile et, par moment, les hommes sont forcés de ramer vigoureusement. Car la marée remonte. Le voisinage de la mer se fait déjà sentir, l’eau de la rivière est saumâtre et les berges sont émaillées de myriades de petits crabes, couleur turquoise, qui regagnent, en hâte, leurs trous au passage du bateau.

Puis l’eau devient étale et le prao file sans le secours des rames. Les bateliers se sont couchés, et fument des cigarettes coniques formées d’une mince enveloppe de roseau, qui contient une pincée de tabac javanais noir et âcre comme s’il n’avait subi aucune préparation.

Maintenant, nous longeons des palétuviers aux longues gousses vertes et dont les racines plongent dans l’eau ; puis, après avoir décrit un immense demi-cercle, nous nous trouvons au pied du pic de Santubang, et nous abordons près du village.

Il se compose de quelques boutiques chinoises et d’une douzaine de maisons de pêcheurs. Sur le bord de la rivière sont dressés de hauts échafaudages, de forme carrée, qui servent à faire sécher les filets, car la pêche est la seule industrie des habitants.

En attendant que la nuit arrive, Ismaïl s’occupe de me trouver un logis, et nous nous dirigeons vers deux maisons européennes situées sur les rochers qui bordent la plage. Ce sont les bungalows du Rajah et du ministre protestant. Toutes les portes en sont fermées à double tour, il ne me sera donc pas possible de disposer d’une chambre pour y passer la nuit : je coucherai dans le bateau.

Puis en attendant qu’Ismaïl prépare le dîner, je vais deviser chez l’unique agent de police qui représente l’autorité.

Il est urgent, en effet, que je me remette à parler malais aussi couramment que lors de mon premier voyage. Mais apprendre la langue malaise est l’affaire de peu de temps. Peu compliquée en expressions, avec des règles d’une simplicité enfantine, douce à l’oreille et facile à comprendre, il ne faut pas plus de trois mois, à un Européen, pour la parler suffisamment.

Le plus grand élément de prospérité de toute cette région, puisqu’il est le trait d’union entre la Chine, la presqu’île de Malacca et les Indes néerlandaises, est cette langue qui permet aux commerçants, de vingt nationalités différentes, de se comprendre, de se faire servir et de négocier ensemble.

L’on a beaucoup fait pour vulgariser le Volapuck, il existe : c’est la langue malaise.

Ismaïl a fait descendre, sur le rivage, la plus grande partie des bagages afin de pouvoir ajuster ma moustiquaire. Il s’est procuré des crevettes et du poisson et j’ai à peine terminé mon dîner qu’un hurlement éperdu se fait entendre : c’est un chien qui a dû recevoir quelque formidable coup de bâton.

En attendant l’heure de me coucher, je vais me promener sur le bord de la mer. Quand je reviens, mes bateliers sont entassés, sur l’avant du bateau, enveloppés de leur sarong, large pièce d’étoffe formant un ample jupon qui se noue à la taille, et appellent le sommeil en modulant une chanson traînante où les mêmes mots reviennent fréquemment.

Je me glisse dans la moustiquaire et essaie de dormir : vains efforts ! Les gémissements du chien, qui a été frappé tout à l’heure, deviennent de plus en plus aigus. Au bout de quelque temps, je n’y tiens plus et je dis à Ismaïl de l’éloigner du bateau. Il revient après quelques instants : la pauvre bête a eu les reins cassés par un boutiquier chinois qui voulait la chasser de sa maison. Je sors du bateau pour vérifier le fait : c’est exact. Le chien se traîne lamentablement sur le derrière, en hurlant à fendre l’âme. Le mieux est de terminer ses souffrances. Je donne l’ordre que l’on m’apporte mon fusil, puis je réfléchis que c’est une occasion de vérifier si Ismaïl sait se servir de son énorme revolver. A trois pas, il loge une balle dans la tête de l’infortuné animal. Il ne reste plus qu’à liquider le compte du Chinois brutal, et, m’adressant à Ismaïl :
« Où est la boutique du Chinois qui a estropié ce chien ?
-Ici, en face !
-Eh bien, prends le cadavre, va l’attacher à la porte de ce brutal et dis-lui que, s’il l’enlève avant que nous soyons partis d’ici, je lui casse les reins, ainsi qu’il l’a fait au chien ! »
Sous la clarté de la lune, je vois mon Malais sourire, en me disant :
« Maître  ! Voilà une excellente idée à laquelle je n’aurais pas songé ! »
Après mettre assuré qu’il a rempli mes instructions, je rentre dans le bateau, avec des hommes dont les pieds battent l’eau de la rive et font surgir des milliers d’étincelles phosphorescentes.

Je passe une mauvaise nuit ; les parois de la moustiquaire sont un obstacle insuffisant pour de petites mouches noires microscopiques, des agaces, qui me lardent d’imperceptibles aiguillons. Il faudra pourtant que je m’habitue à pire que cela !

L’aube pointe. Seule la partie inférieure du pic se détache en noir sombre, puis les tons s’adoucissent, le noir devient gris de plomb, d’étain, d’argent et, avec les premières lueurs du jour, le vert des arbres se précise, tandis qu’une buée opaque dessine, derrière nous, les méandres de la rivière.

Dans le lointain, un grondement de tonnerre se fait entendre.

Adolphe Combanaire (extrait d’Au pays des coupeurs de têtes – A travers Bornéo)

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