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Rhinocéros en vue

Quand Adolphe Combanaire nous rappelle que le braconnage faisait déjà des ravages à son époque.

Il y a des jours heureux qui sont marqués d’une pierre noire : pendant la nuit, une troupe de sangliers s’approche des feux éteints. Je tire dans le tas, et Auguste m’avise qu’au moins un a été tué. Le lendemain nous dépeçons la victime : un vieux bandit de la forêt, dont les défenses mesurent vingt centimètres.

Je décide que nous nous reposons et, au déjeuner, j’attaque la question du chemin que nous allons maintenant suivre. Les porteurs voudraient retourner à leur campong, mais Auguste leur fait valoir que l’insuffisance des vivres – à peine quinze kilos de maïs nous restent – ne nous permet pas plus de choisir. Tout ce que nous pouvons faire est d’aller en avant, avec toute la célérité possible, jusqu’à ce que nous trouvons un campong ou une rivière ; arrivés là, nous prendrons une décision.

Cette solution est celle qui me plairait le plus, mais je lui fais valoir les énormes difficultés que lui et ses hommes auront pour le retour.

Quoiqu’il n’y fasse aucune allusion, Auguste voit bien que je traîne la jambe et que, malgré toute mon énergie, je suis incapable de refaire, en ce moment, la moitié du chemin parcouru. Maintenant mon muscle luxé est devenu de la grosseur du pouce, et tout faux mouvement m’occasionne une vive douleur. Mais tout ça n’empêche pas que si j’impose ma volonté à ces hommes qui ont eu confiance en moi, il y a rupture d’un contrat moral : nous sommes partis ensemble, et nous devons revenir ensemble.

Je répète à mes Dayaks qu’ils se concertent entre eux, et qu’ils sont absolument libres de prendre la décision qu’il leur plaira.

C’est Auguste qui m’apporte la réponse.
« Maître ! Comme nous voyons tous que vous ne pourriez revenir par la même route, nous vous suivrons jusqu’aux rivières qui conduisent à votre pays ; après seulement, nous reviendrons. Il ne faut pas que nos pères aient à nous reprocher d’être moins courageux que les hommes blancs ! »

J’insiste encore près de tous, mais il a si bien fait partager son opinion à ses camarades que leur résolution est inébranlable.

La soirée se passe sans incidents, et nous partons le lendemain, en emportant une partie de la viande du cochon sauvage ; malheureusement les charges des deux hommes, qui portent les plants du gutta-percha, sont réparties entre les autres, et c’est Auguste qui sauve la situation, en se chargeant comme un mulet. Quant à moi, porter mon fusil est le maximum que je suis capable de faire.

Dans l’après-midi, tandis que nous gravissons un espace relativement dégagé, un cri d’Auguste vient me tirer de l’engourdissement cérébral qui me gagne, tandis que je suis machinalement les hommes qui se précèdent.

« Prenez garde ! Maître ! Un Baja ! »Baja ? Un rhinocéros ! Mais où donc ? »
Passant entre deux hommes qui, courbés sous les charges ne s’aperçoivent pas du danger qui les menace, une bête trapue, de la taille d’un petit bœuf, passe à quinze pas de moi, sans ralentir ni accélérer l’allure.

J’ai armé mon fusil : la bête me présente maintenant l’arrière-train, j’hésite cinq secondes, et elle disparaît, faisant craquer les arbustes qui se trouvent sur son passage.

La colonne s’est arrêtée et nous en profitons pour faire halte, tandis que le rhinocéros, qui nous a créé cette diversion, fait tous les frais de la causerie.

Auguste affirme aux porteurs que, si j’avais été prévenu à temps, l’animal serait mort, et que c’est lui qui aurait bénéficié de la corne qu’il porte sur le nez. Sûrement, il l’aurait vendue, au moins vingt dollars, aux Chinois qui les achètent pour en faire de la médecine.
Pour ne pas lui enlever ses illusions, j’opine dans son sens. La vérité est , que si j’avais voulu tirer, j’aurais pu certainement le faire dans de très bonnes
conditions ; mais, étant donné l’insuffisance de mon arme, c’eût été attiré sur nous la colère de cette énorme bête qui, n’ayant jamais vu d’hommes, ne songeait pas à mal.

Les rhinocéros ne sont pas nombreux dans Bornéo, car j’en ai rarement entendu parler. Je pense que c’est la plus grosse bête du règne animal de l’île, car les éléphants, qui se localisent dans la région de Sandakan, sont de petites tailles, et leurs défenses ne peuvent, en aucune façon, être comparées avec celles des éléphants.

Adolphe Combanaire
(Extrait d’Au pays des coupeurs de tête – A travers Bornéo )

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