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Adieu Auguste !

Une rivière, un radeau et des adieux qui sonnent le glas d’une aventure périlleuse.

Enfin ! Enfin ! Par une éclaircie, j’aperçois une vaste nappe d’eau qui coule dans la vallée, submergée par les grandes pluies.

Un radeau de bambous, préparé par le reste des porteurs, est amarré sous les arbres ; machinalement je m’y laisse tomber. Les hommes le poussent dans le courant et s’y installent ; mais notre poids est trop considérable, et je dois m’asseoir pour ne pas être entièrement dans l’eau. Mais qu’importe ! Le radeau, dégagé de ses entraves, gagne le milieu du courant, et nous descendons lentement, à travers des arbres à moitié submergés.

La nuit est venue ; mais la lune, d’aplomb sur nos têtes comme le soleil à midi, éclaire les rives ainsi qu’en plein jour et guide le frêle assemblage qui porte notre misère.
Vers onze heures, un bruit de tambours et de cymbales emplit la vallée : c’est un campong, sans doute éloigné, où l’on fête la nouvelle récolte du riz.

De peur que nous le dépassions, Auguste fait amarrer le rideau dans les arbres et, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, nous attendons les premières lueurs du jour qui, pour moi, seront l’aube du salut.

Nous repartons alors, tandis que les hommes fouillent attentivement les rives, cherchant à y reconnaître la trace qui indiquerait la proximité d’une habitation.
Bientôt Auguste nous signale une pirogue, amarrée dans une petite crique : il fait accoster le radeau et va, à la nage, chercher l’embarcation, qui nous transporte sur la terre ferme, où je tombe, à bout de force et de volonté.

Dès ce moment, mes souvenirs confus ne me permettent plus de me rappeler au juste ce qui se passe : ce que je sais, c’est que couché dans un campong, je puis boire du bouillon de poule et qu’entouré de tous les soins possibles par Auguste, je renais à la vie.
Dix jours, quinze jours peut-être se passent, et je suis désormais capable de me mouvoir et, que Dieu des botanistes me pardonne ! De crier comme un diable, parce que l’on n’a pas suffisamment soin de mes plants de gutta-percha, qui ne demandent qu’à vivre.

J’ai voulu mettre un semblant de symétrie dans ma barbe embroussaillée, et j’ai pris la glace du nécessaire de toilette, qui a échappé par miracle à la débâcle de tous nos ustensiles. Je n’ai pu réprimer une grimace, en voyant l’étrange visage de déterré reflété par le
miroir ; misère de nous autres ! Si j’ai fait la nique à la mort, la gueuse m’a suffisamment marqué pour que je ne lui sache aucun gré de son indulgence !

Le campong où je me trouve s’appelle Tombane : il est situé dans le haut du fleuve Pembouang, qui se dirige au sud de l’île et se jette dans la mer de Java.

Il ne me reste plus qu’à redescendre jusqu’à la côte, où je prendrai le premier bateau venu pour gagner, soit Bandjermasin, soit Pontianak.

J’ai partagé ce qui me restait d’argent avec mes compagnons, et l’heure est venue de me séparer d’eux.
Tout est prêt : les bateliers de la pirogue qui me permettra de franchir la première étape me disent, pour la dixième fois, qu’il faut partir de suite afin d’arriver à un campong avant la nuit. Au milieu du canot sont rangés les arbres qui, par la suite, furent plantés en Cochinchine et dans l’Annam.

Auguste, monté sur la pirogue que j’ai acheté à mes hommes afin qu’ils puissent remonter la rivière, ce qui leur facilitera le retour, ne veut plus me quitter et me répète, pour la centième fois :

“ Maître ! Je veux aller avec vous !
Impossible ! mon pauvre Auguste ! reste dans ton pays, va retrouver la fiancée qui t’attend, c’est là qu’est le bonheur !
Alors, je ne vous reverrai plus ?
Si ! mon brave Auguste ! nous nous retrouverons plus tard, sur les hautes montagnes où les morts se reposent d’une vie bien employée. Je t’y ferai connaître les vaillants guerriers que furent mes grands-pères ! Ils te feront bon accueil, car tu es digne d’être des nôtres ! Adieu ! Auguste !
Maître ! écoutez moi encore !”

Il faut en finir et m’adressant aux bateliers :
“Allons ! vous autres ! pagayons vivement !”
Enlevé par six solides Dayaks le bateau file agrandissant l’espace qui me sépare de mon fidèle ami, dont j’entends la voix suppliante :
“Maître! maître”

Nous sommes loin quand je me décide à retourner la tête. Sur un esquif, que l’éloignement rend à peine visible. Auguste brandit sa pagaie : dernier signe d’adieu fraternel à l’homme blanc qui part !

Il me semble que l’inexorable “plus jamais !” vient de déterminer quelque chose d’irréparable, et que je laisse ici le meilleur de moi-même !

Mes yeux se brouillent. Ça n’est pas le moment de s’attendrir devant les batelier, qui me regardent curieusement, et c’est d’une voix subitement raffermie, que je leur crie :
Allons ! les hommes ! pagayez ferme ! le jour s’avance…

Deux mois après, quand je revins à Singapour, le merveilleux aspect de la rade me confirma que je rentrais enfin la vie civilisée.

Sur les bâtiments du quai principal, les drapeaux des consulats flottaient dans le ciel inondé de lumière. Je n’en vis qu’un seul, les dominant tous ! Haut et droit, semblant appeler à la rescousse, pour les pacifiques batailles où se décidera désormais le sort des Peuples, toutes les volontés et toutes les énergies de ses meilleurs enfants, le Drapeau de France, auréolé de son incomparable passé de gloire, défiait jusqu’à l’implacable Soleil !

Adolphe Combanaire
( Extrait d’Au pays des coupeurs de tête – A travers Bornéo )

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