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Adolphe Combanaire et l’orang-outan

Proche d’un campong commandé par un Chinois, Adolphe Combanaire assiste à une chasse des plus sauvage.

A l’endroit où nous sommes, le Pinoh roule ses eaux jaunes entre des rives extrêmement boisées. Des arbres dont les troncs sont aplatis et renflés, comme des proues de navires, s’avancent sur les flots. Ce sont les Senetane, qui n’ont pas leurs pareils pour consolider les berges. Çà et là, une variété d’énormes fougères laisse tomber, en cascades, des palmes gaufrées accrochées aux talus qui, par endroits, se dressent à pic, à plus de trente pieds au-dessus de la rivière. Un Dayak de mon canot me dit qu’à l’époque des grandes pluies, l’eau coule au ras des bords. Je le crois, car, dans Bornéo, il n’est pas rare que le niveau des rivières encaissées monte, en quelques jours, de vingt à vingt-cinq mètres, balayant tout sous une irrésistible poussée.
Les hommes d’un sampan malais nous hèlent pour savoir où nous allons : ce sont des pêcheurs qui trainent, attachées à l’arrière de leur bateau, des nasses remplies de poissons, qu’ils vont vendre plus bas dans la contrée.
Nous rencontrons ensuite quelques Dayaks qui se livrent à une pêche singulière : ils jettent à l’eau de longues cordes, qui sont garnies à leur extrémité d’un morceau de viande. Les tortues, nombreuses dans la rivière, le happent et le pêcheur tire la corde, amenant à lui l’amphibie qui ne veut pas lâcher l’appât. Le moment critique est celui où le Dayak veut saisir l’animal; l’instinct de la conservation l’emporte sur la gourmandise, et il réussit souvent à s’échapper. Ces tortues, qui pèsent une dizaine de kilos, sont pêchées pour leur chair, qui est utilisée comme nourriture.
C’est une variété de singes, très nombreux dans la région, qui fournit les appâts. En effet, ils ne doivent pas être rares, si j’en crois le spectacle qui se présente bientôt à nos yeux. Commodément installés sur les branches maîtresses d’un gros arbre, qui borde la rivière, une cinquantaine de singes nous regardent passer, avec une tranquillité parfaite. Une extraordinaire impression comique se détache de ce spectacle.
Il n’y a pas de doute : ce sont des Nasalis, les singes que, par allusion à la longueur de leur nez, Dayaks et Malais ont baptisés du même nom qui leur sert à désigner les Hollandais : les Orangs-Blanda. La plaisanterie est drôle !
Je considère que le meurtre d’un singe ne peut être excusé que par un but d’étude; je tiens à les voir un peu de près : j’ajuste l’un des plus gros. Atteint d’une balle dans la région du coeur, il plonge en avant, comme le ferait un clown dans un filet. Au bruit de cette détonation imprévue, toute la troupe se débande en poussant des cris aigus. Les plus gros sautent lourdement, les quatres pattes en avant sur les branches qui fléchissent, et tous disparaissent sous l’épaisse feuillée.
Avec précaution. Auguste va me chercher le cadavre du singe, et me l’apporte en disant que, si nous avions été moins nombreux, il est certain que les singes auraient défendu le cadavre de leur camarade.
Les Nasalis atteignent environ un mètre vingt centimètres de hauteur. Leur pelage, très fourni, est brun roux, à part l’extrémité des membres, d’une blancheur parfaite. La queue est également blanche, non prenante, et mesure environ quatre-vingts centimètres. La tête semble casquée d’une houppe de poil marron. Ce qui caractérise ce singe est un nez extraordinairement proéminent et mobile, terminé par une surface plate, dépourvue de poils, et dont la couleur rouge-vif tranche sur la vivacité de deux yeux noirs, cerclés de marron, comme s’il portait des lunettes.
Leur cri, fréquemment répété, est aigu et plaintif.
Ils ne vivent qu’à l’état sauvage; capturés, ils refusent de manger et se laissent mourir de faim, ne voulant pas survivre à la perte de leur liberté. Ces singes, qui voisinent souvent avec les orangs-outans, existent également dans la région de Pontaniak et dans le sud de Bornéo.
Nous perdons ensuite un temps précieux à tirer les crocodiles, et je dis à mes hommes d’accélérer l’allure, car la nuit vient; tandis qu’au dessus de nos têtes, une troupe d’oiseaux nocturnes battent, de la lourdeur de leurs ailes, le silence crépusculaire troublé seulement par les accords des cigales.
A l’endroit appelé Barou-Barou, les pirogues abordent à une maison malaise et, après avoir rendu visite au propriétaire de céans, je dis à Auguste de faire débarquer tous les bagages, mais en prévenant les bateliers qu’ils resteront avec nous jusqu’à ce que j’aie pris une décision.

Adolphe Combanaire
(Extrait d’Au pays des coupeurs de tête – A travers Bornéo)

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