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Musique en voie d’extinction

Qu’est-ce qui peut être assez puissant, fulgurant, soudain au point de décider de quitter son pays, sa culture, sa famille ? Une illumination religieuse ? Une rencontre amoureuse ? Vous y êtes presque : un morceau de musique ! C’est en furetant dans les rayonnages de la discothèque de l’université néo-zélandaise où il étudiait l’archéologie asiatique en 1996 que Vaughan Hatch a découvert un enregistrement qui ne l’a plus quitté depuis. Un morceau de gamelan d’une durée de 42 minutes : semara pagulingan (« le gamelan de l’amour »), une musique jouée aux oreilles des rois balinais pendant qu’ils se consacraient à l’amour et se livraient après coup à un repos bien mérité. Après la découverte de ce morceau il y a 10 ans, Vaughan n’avait plus qu’une idée en tête : tout apprendre de cette musique et de sa dimension mystique, magique et philosophique. Une vraie révélation qui remplissait d’un coup sa vie. Ses huit années d’apprentissage du piano ne le prédestinaient pas à une carrière de concertiste mais l’avaient rendu sensible à la musique. Il s’est mis à fumer des gudang garam (cigarettes traditionnelles indonésiennes au clou de girofle) et s’est lancé dans l’ethnomusicologie. Il n’a eu de cesse alors qu’il n’obtienne une bourse d’étude du gouvernement indonésien pour partir étudier la musique à Bali. Dans les quelques mois qui précédèrent son départ, un ami l’a initié au « gender » (un instrument du gamelan), Vaughan était si avide d’apprendre qu’il a avalé tout le répertoire de son ami en 2 mois.

Arrivée à Jakarta, premier contact avec la bureaucratie indonésienne pour obtenir son visa d’étudiant, premières sensations : le bruit, la pollution, les moustiques, la circulation, la saleté. Quelques jours plus tard, il débarque à l’école des arts de Denpasar (Sekolah Tinggi Seni Indonesia) où il était censé suivre une scolarité pendant une ou deux années et là, sensation s’est mis à rimer avec déception : aucun accueil, aucun cours pour débutant. Catastrophe d’autant qu’il ne comprenait rien aux cours et que sa bourse mensuelle de 175 000 roupies ne couvrait même pas le montant de la location de sa chambre qui s’élevait à 200 000 roupies ! Son désenchantement est total mais le semara pagulingan résonne en lui, il s’accroche.
Un professeur (devenu entre-temps le directeur de l’école des arts) lui a conseillé de partir dans un village pour étudier à la source le « gender »! Dans ce village près d’Ubud, Teges Kanginan Peliatan, un professeur l’initie au style classique.

Pour nos oreilles occidentales, tous les gamelans se ressemblent peu ou prou mais il y a une vraie ligne de fracture entre le style classique et le gamelan moderne (« gong kebyar », kebyar signifiant explosion). La scission remonte à peu près à 1915, quelques années après la fin de la royauté à Bali. Petit rappel : le 18 avril 1908, vêtu de l’habit blanc des guerriers, le raja de Badung sort du palais avec ses gardes, sa Cour, ses prêtres et plonge son kriss, imité par tous, dans sa poitrine face à l’envahisseur hollandais qui vient de poser pied dans l’île. La scène se reproduit partout à Bali. C’est peut-être la disparition de la royauté qui a favorisé l’émergence du nouveau style dans les environs de Singaraja. Débarrassé de « l’étiquette » et du carcan de jouer à la cour, de l’obligation d’étudier la philosophie et l’esthétique, le gamelan se « laïcise », il devient plus alerte, avec des tonalités plus graves et toutes sortes d’innovations stylistiques et musicales. Pas de querelle entre les anciens et les modernes comme cela s’est produit en France à la fin du XVIIème siècle en littérature mais un abandon progressif par les nouvelles générations de cette musique classique balinaise en usage à la cour.

Témoin, ce professeur de Teges Kanginan Peliatan qui n’a enseigné son répertoire essentiellement qu’à des étrangers avant de le transmettre à Vaughan. La musique balinaise, qu’elle soit classique ou moderne, n’est pas transcrite sur des portées hormis quelques lignes mélodiques et morceaux assez simples, l’enseignement est oral. C’est ce qu’avait déjà noté le pianiste canadien Colin Mac Phee dans les années 30, auteur d’une somme colossale sur le sujet
« Music in Bali, a study in form and instrumental organization in balinese orchestral music”. D’où le vertige dont a été pris Vaughan en découvrant que chaque village avait son propre répertoire et que tout était en voie de disparition. Il ne reste parfois plus qu’un ou deux morceaux en déshérence, dans un coin de la mémoire d’un ancien du village. Faute d’enregistrements, d’instruments anciens et d’une jeune génération qui prenne la relève pour entretenir ce patrimoine très riche, tout aura bientôt disparu.

Après 6 mois de formation intensive, Vaughan a commencé à se produire en public. « Mon premier spectacle, c’était en Nouvelle-Zélande, avec 4 amis Balinais lors d’un festival, se souvient-il. Nous avions monté un spectacle de wayang kulit (marionnettes en cuir), l’émotion était perceptible dans la salle même si les gens ne comprenaient rien au balinais et au sanscrit ». En concert, Vaughan ne suscite pas seulement l’étonnement, il épate par sa virtuosité.

Son activité musicale ne se limite pas à quelques concerts ou prestations lors de cérémonies dans les temples, fêtes ou anniversaires. Sa rencontre avec Evie Putu, une danseuse balinaise, impliquée elle aussi dans la lutte contre la disparition de vieilles traditions chorégraphiques (le « legong »), a donné lieu à la création en 2002 d’une association pour la préservation de la musique et de la danse, sanggar Mekhar Bhuana à Sanur. Vaughan anime aussi gratuitement un gamelan tandis qu’Evie donne des cours de danse à des enfants. Vaughan est à la recherche de bonnes volontés pour procéder à des enregistrements, rechercher des instruments anciens et surtout faire connaître la beauté du semara pagulingan. Ce répertoire musical balinais en voie de disparition appartient au patrimoine universel et donc à nous tous. Si nous avons été berlinois en 1963, new-yorkais en 2001, nous sommes tous balinais en 2005.

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