Kartini a quelques courbatures, qu’elle prend avec le sourire. Cette infirmière de 37 ans vient de passer trois semaines à crapahuter dans les montagnes de Kalimantan – campagne de vaccination oblige. Demain, elle reprendra son travail humanitaire auprès des résidents illégaux de Jakarta, mais ce soir, autour d’une pizza, on discute de Raden Kartini, et de la vie des femmes modernes et indépendantes. « Si j’etais née un autre jour, je m’appellerais peut-être autrement », sourit Kartini. Mais son père était enseignant, et Kartini se souvient de ses anniversaires fêtés en classe. Car pour tout le monde, le 21 avril, c’est gâteaux, concours de cuisine et toutes les petites filles en costume régional chantent « Notre mère Kartini », une composition de W. R. Soepratman, le même à qui l’on doit l’hymne national (le monsieur a lunettes sur les anciens billets de 50 000 Rp). « Folklore, carnaval », assène-t-on à la rédaction du « Journal des femmes » (Jurnal Perempuan), en fait plutôt une revue, bimestriel éponyme d’une association féministe. « L’image de Kartini a été manipulée ». Quel rapport en effet entre les jolis costumes et l’émancipation des femmes ? Cela date de l’Ordre nouveau. « On porte la kebaya en son honneur, on l’appelle « notre mère »… C’est la renvoyer dans l’ombre dont elle voulait sortir », explique Mikael, faisant référence au titre donné à plusieurs éditions des lettres de Kartini, De l’ombre jaillit la lumière. Pourtant, plus de 100 ans après sa disparition, Raden Ayu Kartini résiste mieux à l’amalgame que les combattantes anti-japonais ou hollandais, dont la célébration officielle le 22 décembre, decidée par Soekarno en 1959, est aujourd’hui définitivement assimilée à la fête des mêres. Est-ce pour cela qu’en 64, le même Soekarno déclare Kartini « héroïne nationale » et fait de son anniversaire un jour férié à part ?
Elle était intelligente et elle écrivait. « Contrairement aux autres héroïnes de l’indépendance » explique Mariana, de Jurnal Perempuan, « on sait ce qu’elle pensait du nationalisme, du féminisme, de la religion et de la tradition. Et surtout, même dans le genre épistolaire, genre mineur, on voit bien que c’était un bon ecrivain ». « Surtout dans la nouvelle traduction », renchérit son collègue Mikael. « La premiere version indonésienne (en 1938, ndlr) était plutot sentimentale. Dans celle parue en 2000, on se rend compte que ce qu’elle dit est très fort ». Kartini écrivait en hollandais. Cinquième enfant et première fille d’une couvée de onze, elle fut exceptionnellement scolarisée – jusqu’à 12 ans. Après, il a fallu rentrer à l’intérieur du kraton et se préparer à devenir une bonne épouse. Kartini ne se résigne pas, fait des projets d’études à l’étranger, dévore la littérature en vogue (Multatuli, par exemple), profite du couronnement de la reine des Pays-Bas pour mettre le nez hors du palais, écrit pour des revues, sans manquer de lucidité sur les méfaits du colonialisme. « C’est une Javanaise connue dans le monde entier », relèvent tous mes divers interlocuteurs. « Et la première qui se soit battue pour l’éducation », priorité nationale quel que soit le régime. « Dans ma famille, il fallait étudier, peu importe si l’on travaillait ensuite ou pas », raconte notre Kartini, dont les parents auraient aimé qu’elle soit fonctionnaire. On ne peut pas dire que Raden Ayu Kartini ait alphabétisé l’Indonésie, mais elle avait obtenu de son père de créer une petite école à l’intérieur du palais, ouverte à tous, filles et garcons. Son exemple sera suivi après sa mort, d’autant qu’elle récidive avec son mari. Car à 24 ans –c’est vieux pour l’époque-, elle finit par craquer et devient la quatrième épouse d’un homme qui avait l’âge d’être son père. « Aujourd’hui les femmes peuvent choisir leur métier et leur mari », insistent les filles. Même si l’égalité, des salaires par exemple, est plus visible sur le papier que dans la réalité, elles se creusent la tete en vain pour trouver une carrière fermée aux femmes. « Sans Kartini, nous serions toutes à la cuisine ».
Dans l’une de ses lettres, Raden Kartini disait qu’elle aimerait dormir pendant cent ans et, à son réveil, voir l’Indonésie nouvelle. « Elle serait plutôt contente », pensent les deux infirmières. A Jurnal Perempuan, on éclate de rire : « elle irait se recoucher ! ». Et d’élaborer sur la politique des quotas : « 11,7%, c’est loin des 30% demandés, et il faudrait que les candidates soient formées, pas juste des épouses de gouverneurs », insiste Mariana. L’association vient d’organiser son premier séminaire (deux semaines, 20 participants) sur la théorie du féminisme. Et, surtout, surveille de près l’influence des dérives religieuses sur le statut des femmes. « Aceh, Ciamis, Banten… Ca vient petit à petit depuis quelques années, cela s’aggrave avec la régionalisation et des règlements provinciaux qui, en fait, sont anti-constitutionnels. Même des femmes qui portent le voile par conviction ne veulent pas y etre forcées ! » Leur nouvelle idole ? Siti Musdah Mulia, une intellectuelle issue des pesantren, qui a notamment travaillé sur une législation alternative du statut des femmes en Islam. « L’important, c’est de se regrouper, d’élaborer une stratégie commune », reconnaissent les militants. Les associations féministes sont effectivement dispersées et on ne peut pas dire que la mobilisation soit massive. « Mais il y a beaucoup de possibilités d’action, par exemple dans le domaine de la santé ». Ce ne sont pas nos deux infirmières qui les contrediront : elles savent bien que dans ce pays, selon l’OMS, 230 femmes sur 100 000 meurent pendant la grossesse ou des suites de l’accouchement, sans parler des accidents d’IVG clandestines. Raden Ayu Kartini soutiendrait probablement ce combat de ses… « enfants ».