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LE CAMPONG MASSACRÉ

Adolphe Combanaire reprend la route, dans un campong où il s’est arrêté pour la nuit, on lui raconte un massacre…

Le soir, tandis que je fume quelques cigares avec le chef, il n’est question que de massacres. Son campong vit dans une perpétuelle alarme, et chaque nuit, ils font bonne garde, car ils appréhendent d’être attaqués d’un jour à l’autre. Je lui affirme que tant que je serai là ils n’auront rien à craindre, mais sans le rassurer complètement. Il y a bien un nombre de fusils suffisant, mais les tireurs ne disposent que de quelques charges de poudre. Je fournis le nécessaire, et je ne suis pas loin d’être considéré comme un sauveur. Un Dayak qui me regardait depuis mon arrivée, avec des yeux suppliants, s’est décidé à venir à moi, en traînant une jambe monstrueuse. C’est un pauvre diable atteint de la lèpre, compliquée d’éléphantiasis. Quoique je suis certain qu’il n’y a rien à faire, je lui promets de le soulager.
Le chef m’a prévenu qu’il avait recueilli deux femmes et deux enfants, seuls survivants d’un campong voisin massacré depuis peu de temps ; je pense qu’il sera intéressant de demander quelques renseignements à ces témoins oculaires.
Le lendemain je dis au chef de les faire venir, pour que je les interroge. Ce sont deux pauvres femmes qui semblent avoir encore, dans leurs yeux affolés, la vision d’une ineffaçable horreur, Les enfant sont trop jeunes pour être utilement consultés.
Moitié par le chef, moitié par les femmes, je connais bientôt toutes les péripéties du massacre.
Au petit jour, des jeunes filles du campong, qui se rendaient à la rivière ont donné l’alarme, mais il était déjà trop tard et une centaine de Dayaks, cachés dans les herbes, se sont rués sur l’échelle, et sur tous les endroits qui permettaient une escalade. Surpris par la soudaineté de l’attaque, les hommes, à moitié réveillés, ont sauté sur les parangs et les lances, et une effroyable boucherie a bientôt ensanglanté le campong.
Entourés par des adversaires supérieurs en nombre, les assaillis ont été massacrés, les uns après les autres. La vieillesse elle-même n’est pas un titre suffisant pour échapper au sort commun, et il n’est fait de quartier que pour les femmes et les enfants qui seront emmenés en esclavage. Les têtes des vaincus sont coupées et partagées entre les assaillants, qui s’adjugent alors tout ce qui a de la valeur dans le campong.
Puis, quand le pillage est terminé, l’incendie efface jusqu’aux traces de ces horribles massacres, qui ensanglanteront encore les montagnes du Bornéo central.
Au plus fort de la bataille, chacune des deux femmes, chargées de ce qu’elles avaient de plus précieux au monde, leur enfant, ont sauté de la véranda, au risque de se rompre le cou, et se sont enfuies dans la forêt. Après une nuit passée à l’aventure, elles ont réussi à gagner le campong où je suis. Malgré le surcroît de bouches inutiles, le chef a été assez humain pour ne pas les chasser ; maintenant elles servent de mère à des enfants qui ont perdu les leurs.
Le récit de ce drame, fait tout simplement, et sans que les témoins se rendent compte de son épouvantable horreur, me remplit de colère. Si j’avais eu avec moi quelques hommes décidés, j’ai presque l’idée que je présiderais au rouge flamboiement d’une apothéose vengeresse, afin d’apprendre à ces misérables ce qu’est le talion. Puis je réfléchis que, même si la chose m’était possible, ça n’avancerait à rien : répondre au massacre par le massacre n’est pas une solution humaine, et je me prends à espérer que la Civilisation, qui a déjà amélioré le sort de la moitié de Bornéo, fera enfin entendre, sur la partie de cette terre encore plongée dans la barbarie, la maxime qui nous recommande de nous aimer les uns les autres !

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