Accueil National

La marée envahit peu a peu le nord de Jakarta

Les pieds dans l’eau, à Muara Baru, on a l’habitude. Surtout de l’eau douce, et jusqu’au genou. Mais ce jour-là, en une demi-heure, le niveau a dépassé un mètre, raconte Mahman. « Je suis sorti voir. L’eau est montée si vite que j’ai eu du mal à regagner la maison. Ma femme pleurait déjà en me voyant lutter contre le courant ». Quelques grosses vagues et la digue (ni très grosse ni très haute, il faut bien le dire) s’est effondrée en plusieurs endroits. L’eau a dévalé les rues en pente, renversant comme fétus de paille les baraques qui se trouvaient sur son passage. « J’habite ici depuis plus de trente ans, je n’ai jamais vu ça ». Son voisin, un homme d’une cinquantaine d’années qui dit être né ici, non plus. Marin pêcheur, Mahman sait nager. Il a finalement évacué sa femme et ses cinq enfants « dans un gros pneu bricolé avec du contreplaqué ». De la maison, il ne reste rien. Depuis trois semaines, ils sont hébergés par des proches, en attendant d’avoir un peu d’argent pour reconstruire. Mais après les grosses vagues, les poissons sont partis. Et Mahman est payé à la prise, au sortir de la criée.

Pendant treize jours, on s’est déplacé en barque, puis en becak (vélo-taxi) à mesure que les eaux se retiraient. Dans le noir : la compagnie nationale d’électricité, après avoir dûment coupé l’alimentation du secteur par sécurité, a envoyé un peu de nourriture (des nouilles instantanées, « même pas de riz », constate amèrement une voisine) et quelques médicaments. Une équipe médicale est aussi venue de l’hôpital bouddhiste voisin. Des volontaires de l’incontournable PKS (Parti de la Justice et de la Prospérité) ont « provisoirement » remis la digue en état. On a vu plus de journalistes que d’aide. Et les officiels ? Pas l’ombre d’un. Etaient-ils en train de réviser leurs dossiers sur les risques climatiques, l’érosion du littoral, la disparition de la mangrove, l’enfoncement des sols, l’épuisement de la nappe phréatique, la prolifération de ces luxueux complexes résidentiels à frontons néo-classiques, style Maison-Blanche, dernière mode architecturale de la capitale ? A la recherche d’un budget résiduel pour le nettoyage des canaux, des écluses et l’évacuation des déchets ? Occupés au partage des responsabilités entre services techniques municipaux, régionaux et nationaux ? Les inondations, d’eau douce (dues aux pluies) et d’eau salée (marées exceptionnelles), avaient été prévues par l’office météorologique, souligne l’association FAKTA (Forum des citoyens de la ville de Jakarta). Mais ni Mahman ni ses voisins n’ont été alertés. Pourtant, il y a deux ou trois mois, des ouvriers ont commencé dans le quartier voisin, essentiellement industriel, une sorte de « diguette » en béton. On ne sait pas d’ou ils venaient (autorités régionales ? initiative privée ?), ni pourquoi ils se sont arrêtés au bout de quelques centaines de mètres. Après une brèche, trois ou quatre mètres en retrait, commence une autre mini-digue faite de sacs de sable. Bien sûr, au moment de l’inondation, les entreprises et la station-service voisine ont été envahies.

Il faut dire que nous nous trouvons là au coeur de « l’économie informelle » : manoeuvres, marins, commerçants intermittents, entreprises plus ou moins viables, constructions provisoires qui durent depuis un demi-siècle… Dans ces quartiers très peuplés des ports (port au bois, port de pêche, port industriel), « il ne devrait pas y avoir de maisons » explique Yanto, conducteur de becak. « Personne n’a de permis de construire, ici ». Rien d’exceptionnel, si l’on en croit les services spécialisés de la municipalité, qui viennent de faire savoir que 80% des 700 gratte-ciels les plus élevés de la ville n’en avaient pas non plus. Plus ennuyeux, dans certains quartiers, une bonne partie des habitants sont des « illégaux », c’est-à-dire des résidents non enregistrés. Dilemme : à l’évidence, il faudrait améliorer leurs conditions de vie qui sont déplorables, inondation ou pas. Mais comme ils ne devraient pas s’y trouver, la seule possibilité dans l’état actuel de la législation serait de… les expulser. Prévaut donc le système jakartanais bien connu du « pas vu, pas pris » : puisque, officiellement on applique la formule : « je ne sais pas que tu existes, je ne prends pas de sanctions, mais je n’envoie pas d’aide structurelle non plus »…

Autre écueil, le réaménagement du port était au programme de l’administration précédente, qui avait un faible pour la manière forte. Divers secteurs sont donc en sursis. La halle aux poissons de Muara Karang (le meilleur endroit de la capitale où regarder des matches de foot entre deux karaokés et en se faisant griller poissons et fruits de mer marchandés sur place), devait ainsi être remplacée par un « pasar hygienis »… à bonne distance de la mer. Le marché hygiénique a bien été financé. C’est une supérette frigorifique, ou même les poissons s’ennuient. La halle est toujours là, mais l’eau monte… Alors ? « Masa bodoh, tout le monde s’en fiche, et moi aussi », grommelle un jeune gardien qui vit dans sa guérite au bord de l’eau, devant un tas de charbon, au bout d’une allée déserte, où l’on enjambe encore gadoue et flaques résiduelles. Le quai de débarquement du charbon doit déménager. Quand ? Pourquoi ? Personne ne sait. « Avant, les gens participaient aux travaux publics, on nettoyait les canaux d’évacuation, on entretenait les digues. A présent plus personne n’a envie ». Faire des projets, réagir, se préparer pour la saison des pluies, à quoi bon? « Aller où ? Si les inondations recommencent, eh bien, on sera inondés. A la grâce de Dieu ». Sur le chemin du retour, on ressent une impression d’étrangeté : pas un seul animal, pas le moindre de ces petits chevreaux qui ont envahi trottoirs et marchés en prévision du grand Aid. Les habitants de Muara Baru n’ont ni le coeur, ni les moyens de faire la fête.

LAISSER UNE RÉPONSE

Please enter your comment!
Please enter your name here