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Jakarta de Charybde en Scylla

« Vous venez d’où ? Chez vous, il n’y a pas d’embouteillages comme ceux-là, si ? » Dans la conversation des chauffeurs de taxi, ce leitmotiv mi-désolé mi-goguenard a remplacé les traditionnelles questions sur le nombre de vos enfants ou la carrière de Zidane. Il faut dire que depuis plusieurs mois, le gouvernement provincial a décidé d’accélérer les grands travaux censés résoudre les problèmes chroniques de circulation en ville : menés de front et parfois sur les mêmes avenues, le terrassement pour l’aménagement de couloirs spéciaux du Transjakarta, le nouvel autobus, pour le tramway ou Monorail, et pour le métro -essentiellement aérien- s’est ajouté aux travaux, plus habituels, d’installation du câble ou d’adduction d’eau. Résultat : macet et poussière, poussière et macet ont plus que jamais envahi la vie des Jakartanais, à tel point que le département provincial de communication a fini par diffuser un clip télévisé où le gouverneur présentait très officiellement ses excuses pour ces « perturbations momentanées », et que la police a fermé sagement les yeux lorsqu’aux heures de pointe, certains particuliers empruntaient des tronçons des corridors en construction.

« Ca n’a pas de sens », rouspètent inlassablement les chauffeurs de taxi qui viennent péniblement de franchir 300 mètres en 20 minutes. « Le nouveau bus monopolise l’ancienne voie rapide et tout le monde doit se tasser sur celles qui restent. » Tout le monde en effet : véhicules particuliers, camions, taxis, minibus, deux-roues, cinq pattes (kaki lima, charrettes à bras) et bien sûr les dizaines d’anciens autobus, toujours cahotant, crachotant et toujours aussi bondés. Dans les quartiers voisins des grands axes, les résidents multiplient les « policiers endormis » ou ralentisseurs destinés à protéger les piétons des automobilistes excédés à la recherche d’itinéraires de délestage.

Le vendredi 2 février, à peine inaugurées, les nouvelles lignes de bus ont cessé de fonctionner, paralysées par les inondations. Mort-né aussi, du moins provisoirement, le règlement paradoxal qui enjoignait aux deux-roues de se cantonner à la voie de gauche, c’est-à-dire… celle des véhicules lents. Tandis que des centaines d’usagers abandonnaient leur voiture au beau milieu de la route et que, dans les quartiers les plus gravement atteints, l’ingéniosité des Jakartanais transformait tout et n’importe quoi en radeaux de fortune ou en charrettes à bras, le mototaxi (ojek) s’est affirmé pour quelques jours, sur les boulevards et routes désertés et même au prix de longs détours, comme le meilleur moyen d’aller d’un point à un autre. Encore fallait-il pouvoir travailler. « C’est mon premier jour de travail depuis une semaine, depuis le début des inondations », soupire Wawan. « D’abord ma maison a été inondée, et en voulant déplacer des meubles je me suis blessé au pied ». Il montre une vilaine cicatrice. « Nous avions plus d’un mètre d’eau. Heureusement, l’aide est venue de partout ».

Comme en 2002, les secours les plus visibles et les plus efficaces, au moins dans un premier temps, sont venus des postes de proximité : ceux des autorités locales bien sûr, mais aussi ceux des églises, mosquées, partis politiques, associations diverses (au premier rang desquelles la Croix-Rouge indonésienne) et même des particuliers, chefs d’entreprise ou propriétaires de magasins du voisinage… les bonnes volontés n’ont pas manqué. On trouvait sous ces tentes improvisées des cantines populaires, des sarongs, des couvertures ou simplement, dans le pire des cas, un endroit où se faire enregistrer comme personne sinistrée et un peu de réconfort. La semaine a été de loin plus pénible pour ceux qui se trouvaient tout à fait isolés par les eaux. Deux jours sans pluie ont permis à la plupart des sinistrés de regagner leurs maisons, de commencer le nettoyage et le séchage, mais un gros orage est venu anéantir ces efforts, replongeant tout le monde dans l’humidité –en pleine saison de la dengue- et contraignant même certains à retourner sur les sites d’accueil qu’ils venaient de quitter.

A quelque chose malheur est bon ? En 48 heures, des routes et des accotements dangereusement ruinés depuis des mois ont été miraculeusement réparés. On a pu aussi voir des pelleteuses commencer à déblayer des montagnes de déchets immémoriaux. L’Etat a pris la main en renfort des autorités provinciales, annonçant des réparations et des aménagements conséquents -dont le plus diligemment mis en œuvre sera probablement l’évacuation du petit peuple des berges… Entre-temps, on a assisté au retour en force de ce fléau du réseau routier jakartanais que sont les énormes voitures particulières, berlines ou mini vans (huit places assises, un passager : le co-voiturage n’est pas à la mode en capitale), difficiles à manœuvrer, quasiment impossibles à garer et qui stationnent de préférence en double file. Le règlement des « trois-en-un », qui interdit en principe l’accès du centre ville aux véhicules transportant moins de trois passagers, a lui aussi été suspendu pendant les inondations. Mais pour être parfaitement honnête, il y a belle lurette qu’on n’a vu un policier faire une réflexion à l’un des distingués possesseurs de ces monstres automobiles. Alors Jakarta, macet terus…

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