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IBU SAENI : FIGURE ET SYMBOLE DE LA TOLERANCE MALGRE ELLE

Le talk-show Hitam Putih de Deddy Corbuzier commençait mollement. Surtout quand le magicien devenu présentateur à la mode a eu la mauvaise idée de poser la question à son public. Pour l’essentiel, des jeunes femmes habillées toutes pareilles et coiffées d’un jilbab, qui ne comprenaient pas très bien ce qu’il fallait répondre. « Pensez-vous qu’on a le droit d’ouvrir un warung pendant le ramadan ? » lance-t-il au public assis en rang d’oignons face à lui. Les « non » semblent concurrencer les « oui » alors que Deddy Corbuzier, sûr de son fait, s’attendait à un raz-de-marée de « oui »… Il doit corriger le tir en donnant des indices sur la réponse qu’il attend, celle qu’il faut dire en ce moment, celle qui est sur tous les réseaux sociaux, celle qui fait preuve de la tolérance dont l’Indonésie veut se parer depuis l’arrivée aux commandes du président Jokowi : oui, on doit avoir le droit d’ouvrir un warung pendant le ramadan… car l’Indonésie est un pays tolérant.

Toleransi, le mot-clé est lâché. Cette tolérance que n’a pas ressentie Ibu Saeni lorsque la police municipale (Satpol PP) est venue quelques jours plus tôt fermer manu militari son warteg dans sa bonne ville de Serang (Banten, Java-Ouest) et saisir la nourriture qu’elle vendait. Filmée par la TV, cette razia légale en vertu de la liberté pour les régions et les municipalités de décider de certaines de leurs lois a provoqué l’émoi de tout le pays sur les réseaux sociaux. Sur le reportage, on voit la pauvre Ibu Saeni pleurer toutes ses larmes lorsque les policiers municipaux saisissent ses plats et ustensiles de cuisine devant les caméras. Au micro du reporter de Kompas TV, un responsable en uniforme explique : « Ce warung est la cible de cette opération car il est ouvert en journée et sert à manger aux gens qui ne font pas le jeûne. » Dans la bonne ville de Serang, les oulémas veillent à l’observation sans faille du ramadan. Mais sur Facebook, Twitter et Instagram, les netizens font maintenant part de leur indignation…

Depuis, elle passe son temps à demander pardon…
Deddy Corbuzier appelle Ibu Saeni à entrer sur le plateau. Il s’obstinera pendant toute la durée du show à l’appeler Bu Eni, d’une façon familière, sans doute pour la mettre à l’aise. Car la petite dame de 53 ans, mère de 4 enfants n’en mène pas large. Propulsée sous les feux de la rampe « à l’insu de son plein gré » depuis plusieurs jours, elle a connu toute la palette des émotions possibles et ne comprend visiblement rien à ce qui lui arrive. Elle passe d’ailleurs son temps à demander pardon. Une vertu appréciée en Indonésie, mais aussi dans l’islam, qui plus est pendant le mois du jeûne… Au moins, comme cela, elle est sûre de ne pas faire un autre impair. Car si la majorité du pays la soutient et condamne le diktat des intolérants de Serang, le président Jokowi en tête, elle n’est pas du tout sûre d’être dans son droit et porte encore la culpabilité d’avoir commis une faute grave envers sa religion.

Le présentateur-vedette va d’ailleurs le découvrir pendant l’émission. Les concepts évoqués comme la tolérance envers les autres croyances, le fait que pendant le ramadan, femmes enceintes, personnes malades et femmes qui ont leurs règles peuvent quand même se nourrir, ou encore l’iniquité de certaines lois régionales discriminatoires comme celles qu’on applique à Serang, tout ça, Ibu Saeni n’en a cure. Elle a ouvert son warung malgré l’interdiction parce qu’elle avait besoin d’argent pour Lebaran (les vacances post-ramadan). Et elle demande pardon. D’ailleurs, elle se contredit quelques minutes plus tard en affirmant que son warung n’était pas ouvert mais qu’elle préparait ses plats pour l’heure où les gens rompent le jeûne. Mais surtout, elle demande pardon. Ouvert, pas ouvert, ou seulement en cuisine, tout cela n’est pas bien clair mais ce n’est pas grave car Ibu Saeni est devenue un symbole.

172 millions de roupies sur son compte en banque
De l’argent pour Lebaran, Ibu Saeni en a désormais. Car devenir un symbole de la tolérance dans cette Indonésie qui fait la promotion de l’islam « Nusantara », cet islam tolérant made in Indonesia (cf. La Gazette de Bali n°124 – septembre 2015), ça rapporte. Elle dit merci à l’antenne pour les 172 millions de roupies qui garnissent désormais son compte épargne : « Je voudrai dire merci pour les donations de toute l’Indonésie et des environs de Banten. Et puis, je voudrai demander pardon, tout d’abord aux musulmans, spécialement ceux de la région de Banten pour ma faute, je demande pardon de toutes mes forces. » Pas une fois, Deddy Corbuzier n’aura été près de lui faire dire ce qu’il souhaitait depuis le début, à savoir qu’elle ne se sentait pas coupable. Il abandonnera d’ailleurs, sans doute à contrecœur.

Laissant de côté l’aspect liberté religieuse de l’affaire – on se pique à imaginer qu’il ait l’audace de mentionner l’idée que les warung restent ouverts aussi parce que tous les musulmans ne font pas nécessairement le jeûne – Deddy Corbuzier change son fusil d’épaule. Etant d’origine chinoise et catholique, ce terrain est sans doute trop glissant pour lui. Et puis ça ne vient pas… Alors il place le débat sur le plan social. Même dans la région de Banten, les restaurants des grands hôtels et les chaînes de fast food restent ouverts la journée, dit-il, reprenant ainsi une rengaine bien connue et politiquement correcte. N’y a-t-il pas là deux poids, deux mesures ? Ibu Saeni ne voit pas à quoi le présentateur fait allusion mais rappelle son traumatisme une nouvelle fois : « Après le raid, j’ai été obligé d’emprunter 400 000 roupies pour couvrir mes pertes. Même avec tout cet argent que j’ai reçu, je ne vais pas rouvrir. J’ai trop peur d’ouvrir maintenant. Je suis tombée malade après le raid, j’ai eu des douleurs dans la poitrine, de la fièvre, des maux de têtes. »

Le président Jokowi a donné dix millions de roupies à Ibu Saeni, dans la foulée, les dons ont afflué de partout. C’est son avocate qui s’est occupée de récupérer l’argent. « Inch Allah, cette aide financière est une bénédiction. Ibu Saeni va pouvoir faire un pèlerinage à La Mecque avec son mari très bientôt et à l’avenir, Ibu Saeni va honorer avec plus de ferveur le mois sacré du ramadan. Elle ne se remettra pas à vendre de la nourriture pendant le mois du jeûne », a promis l’avocate dans les journaux. A la fin du talk-show, on a bien compris qu’Ibu Saeni n’est pas du tout à la hauteur du symbole qu’elle représente malgré elle, mais ce n’est pas grave. Ce qui compte finalement – en contraste saisissant avec les années SBY et les actions musclées du Front des défenseurs de l’islam qui régnait en maîtres lors du ramadan – c’est que le nouveau gouvernement, fort de son concept d’islam « nusantara » écoute enfin la majorité des Indonésiens et semble déterminer à museler les fanatiques. En tout cas, c’est un début qui marque un changement indéniable avec le passé récent.

 

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