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L’Indonésie à l’heure de la Gojek-isation de sa population active

L’Indonésie entre actuellement dans la décennie de son bonus démographique. Celle pendant laquelle sa population active atteint un pic alors que les personnes dépendantes et retraitées sont à leur minimum. Cette décennie doit être celle des opportunités pour le pays. Mais le secteur formel stagne et la formation patine. Les jeunes se tournent donc vers des emplois intermittents. Avec des risques.

Davantage de jeunes indonésiens entrent aujourd’hui sur le marché du travail que jamais auparavant. Dans la décennie qui vient de commencer, 70% des près de 270 millions d’Indonésiens seront en âge de travailler (15-64 ans). Que se passe-t-il alors quand environ 187 millions de personnes sont à la recherche d’un emploi signifiant et de bons revenus, mais peinent à les obtenir sur le marché du travail ? En Indonésie, une des options les plus populaires est de devenir chauffeur pour le réseau de transport à la demande Gojek. L’application offre la possibilité de se déplacer en voiture ou à moto. Ceux qui deviennent des chauffeurs à temps plein pour Gojek viennent d’horizons différents.

Interrogé, l’un était vendeur de pièces détachées automobiles, mais a abandonné il y a trois ans à cause des voyages trop fréquents. Désormais plus proche de sa famille, être devenu chauffeur de moto à la demande pour Gojek lui a apporté un autre avantage, à savoir plus d’argent. En tant que vendeur, il estime qu’il pouvait atteindre jusqu’à 4 millions de rupiahs de salaire mensuel. A Gojek, il peut gagner jusqu’à 300.000 rupiahs par jour après déduction de ses dépenses en carburant et en maintenance. Le désavantage est que s’il ne peut pas travailler, il ne gagne rien. Mais il est heureux de son choix. Et il n’est pas le seul. Un autre raconte la même expérience. Celui-ci avait une petite affaire de confection de sacs avant de rejoindre Gojek il y a trois ans en tant que chauffeur à moto. Il ne travaillait que lorsqu’il recevait des commandes, et gagne désormais deux fois plus qu’avant. Ceux-là ne sont que deux exemples de jeunes Indonésiens ayant migré en masse vers des emplois intermittents.

Le problème est double. Tout d’abord, les industries traditionnelles qui ont toujours absorbé une large part de la population active se sont tassées ces dernières années. Les emplois dans cette catégorie stagnent à 22% du total depuis 2015. Au contraire des sociétés qui ont évolué de l’agriculture vers l’industrialisation avant de verser dans les services, l’Indonésie échappe à une grande part de la deuxième étape. Et alors que les investissements continuent d’augmenter, ceux-ci créent peu d’emplois, une situation que le coronavirus ne devrait pas améliorer dans les mois à venir. Sans cette phase d’industrialisation, l’Indonésie se coupe de quantité d’emplois qui ont permis par exemple à la Chine depuis les années 80 et à la Corée du Sud avant, de sortir des millions de gens de la pauvreté. Avec le succès qu’on connaît pour les deux. Ensuite, il existe une différence entre les compétences des candidats à l’emploi et celles réclamées par les emplois formels actuellement. Gojek en est un bon exemple. Incapable de trouver localement les talents dont elle avait besoin pour développer son application, elle les a acquis en Inde, où elle a toujours un bureau.

L’Indonésie a beaucoup de diplômés en droit et en business, mais peu en électronique, en sciences ou en ingénierie. Par exemple, seuls 9,3% des diplômés universitaires indonésiens le sont dans les domaines de l’ingénierie et de la fabrication, contre 18,3% en Malaisie et 21,4% au Vietnam. Ces raisons poussent beaucoup de jeunes vers des emplois informels, intermittents, intérimaires ou l’entrepreunariat. Plus de la moitié des emplois en Indonésie le sont dans l’économie informelle. Les plateformes digitales comme Gojek ont au moins apporté de l’emploi semi-formel, avec une assurance accident et un accès à la santé pour ses chauffeurs. Le même rôle est joué par les plateformes de e-commerce. Tokopedia a ainsi permis à 7 millions de vendeurs d’accroître leur clientèle. Elles ont permis de formaliser de l’économie informelle. Mais les vendeurs de Tokopedia ou les conducteurs de Gojek sont aussi dès lors ultra dépendants des conditions imposées par les plateformes. Depuis début 2020 par exemple, les conducteurs de Gojek se plaignent d’une baisse de leurs revenus, simplement à cause de la croissance du nombre de conducteurs disponibles. Il sera donc intéressant de voir si la digitalisation de l’économie pourra absorber autant de main d’œuvre que l’industrialisation l’a fait dans d’autres pays, et si elle leur permettra l’ascenseur social. Si ce n’est pas le cas, il n’y aura pas de miracle économique indonésien, et dès 2030 et la fin du bonus démographique, les conséquences pourraient être lourdes pour la population active.

Jean-Baptiste Chauvin

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