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David Le Breton, Pr. de sociologie et d’anthropologie (Université de Strasbourg)

« Dans les sociétés de la tradition, le tatouage intègre au groupe, dans nos sociétés occidentales, il individualise »

Propos recueillis par Meryam El Yousfi

En quoi le tatouage – aux origines – a été une marque de « civilisation » et a joué un rôle d’intégrateur social ?

Le tatouage a une valeur identitaire, il dit l’appartenance au groupe, à un système social, il précise les allégeances religieuses, il humanise à travers une mainmise culturelle dont la valeur redouble celle de la nomination ou de l’appartenance sociale.
Au sein de certaines sociétés, il renseigne sur l’inscription de l’homme dans une lignée, un clan, une classe d’âge; il indique un statut et affermit l’alliance. Impossible de se fondre dans le groupe sans ce travail d’intégration que les signes impriment sur la peau. Les marques corporelles sont parfois les mêmes pour les membres de la communauté, par exemple certaines pour tous les hommes, d’autres pour les femmes. Elles redoublent alors l’identité sexuée. La peau masculine affiche plutôt la bravoure, les actions d’éclat, etc. Là où celle des femmes privilégie la fécondité, la séduction, etc. Mais ailleurs, les marques sont singulières et chaque membre de la communauté façonne celles qu’il préfère ou celles qu’il a méritées grâce à ses exploits de guerre ou de chasse.
Dans les sociétés de la tradition, le tatouage intègre au groupe, dans nos sociétés occidentales il individualise.

Si le tatouage a été un rite initiatique essentiel au sein de beaucoup d’ethnies, il a toujours été perçu sous un aspect négatif en Europe/Occident. Pourquoi ?

Pendant longtemps, le tatouage a été associé à la « primitivité » de ceux qui y recouraient. Pour des psychiatres comme Cesare Lombroso ou Alexandre Lacassagne, au tournant du XXe siècle, les individus tatoués étaient des «sauvages », c’est-à-dire des hommes d’une piètre intelligence et enclins à toutes les formes de délinquance. Barbares d’ici ou d’ailleurs, ils auraient choisi eux-mêmes de signifier leur infamie par ce dessin tégumentaire qui marquait leur dissidence face aux valeurs posées comme étant celles de la civilisation. L’ignorance de la signification culturelle des tatouages dans les sociétés traditionnelles et de leur signification intime dans les milieux populaires (soldats, ouvriers, marins, paysans étaient les plus enclins au tatouage) renforçait le sentiment de la supériorité de la civilisation
« blanche » et bourgeoise, porteuse de « progrès », et l’effroi devant des classes laborieuses perçues comme dangereuses…

Quelle importance revêt la douleur pendant l’acte de tatouage ?

Le tatouage est douloureux puisque la loi interdit aux tatoueurs l’usage d’antalgiques autres que superficiels, et que le tracé de la marque implique une effraction dans la chair. D’où la réputation de « durs » qui entouraient autrefois les tatoués. Si elle est parfois relevée, la pénibilité du tatouage est nuancée par la majorité des clients. La douleur est un échange paradoxal entre le client et le tatoueur, elle est à la fois consentie par l’un et infligée par l’autre. Elle est sublimée par le processus qu’elle accompagne, la métamorphose qu’elle annonce, la satisfaction d’accomplir enfin une action longtemps attendue, elle en accentue même la valeur en en faisant durablement un moment d’exception puisqu’il s’agit de modifier définitivement la forme ou l’apparence du corps, et d’autre part d’accepter les yeux ouverts la douleur sans s’y dérober. Un propos revient souvent chez les adeptes passionnés du tatouage: “No pain, no gain” (sans douleur on n’a rien). La douleur est investie comme une mémoire vive du moment où se réalise enfin sur soi une action longtemps désirée. Il importe aussi de se prouver à soi-même qu’on est à la hauteur de l’épreuve et de la vivre comme un renforcement identitaire. A mes yeux, le tatouage implique une douleur sans souffrance, elle fait partie intégrante du processus. J’ai même souvent entendu des clients dire que la douleur est d’autant plus nécessaire que le moment du tatouage n’est pas anodin, il change une fois pour toute la surface du corps.

Quelles sont les motivations ou revendications principales des tatoués aujourd’hui ?

Dans nos sociétés contemporaines, la peau se mue en instance de fabrication de la présence au monde dans une société où prime l’apparence, la nécessité du look. Elle est devenue un écran où l’on projette une identité rêvée, en recourant aux innombrables modes de mise en scène de l’apparence régissant nos sociétés. Si elle n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi. Le tatouage est aujourd’hui investi comme signe d’embellissement du corps, il n’est plus associé à la marginalité. Le paradoxe du tatouage est de marquer le corps sans rémission et de devenir un signe d’identité. La métamorphose de l’apparence est inscrite une fois pour toute dans la chair, elle contribue au sentiment de soi. Cette passion envers le tatouage s’inscrit dans une ambiance sociale où le corps est perçu comme un élément de la construction de soi. Il est perçu comme inachevé et imparfait, et l’individu se voue à la tâche de le prendre en mains et de «l’améliorer» avec son style particulier.

Le tatouage en général est-il encore tabou et stigmatisant ?

s les années soixante, en Occident, il est une manière populaire, essentiellement masculine et un peu voyou d’afficher une singularité radicale, une dissidence avec la société bourgeoise. Il touche des populations ouvrières, des routiers, des marins, des soldats des truands… Il est très investi par les « voyous » comme affirmation de virilité, d’où les graphismes souvent pornographiques, machistes. Tout change à partir des années quatre-vingt. De plus en plus de boutiques s’ouvrent dans les villes, les tatoueurs deviennent des artistes du corps, leurs graphismes sont plus élaborés, plus esthétiques que dans la première époque du tatouage. Aujourd’hui, une attitude consumériste le popularise à travers le monde. Banalisé, il ne recèle plus rien de subversif, il est l’affirmation d’une esthétique de la présence. Le tatouage est entré dans une culture de masse. Il touche toutes les classes d’âge, mais surtout les jeunes générations, toutes conditions sociales confondues, il sollicite autant les garçons que les filles.

Hommes et femmes porteurs de tatouages sont-ils considérés par la société de la même façon ?

Désormais oui. Nous ne sommes plus dans les années soixante où le tatouage était surtout masculin et touchait peu de femmes. Il y a maintenant autant de femmes que d’hommes qui se tatouent. Certes de minimes différences demeurent. Les hommes sont plutôt attachés à des graphismes à connotation plus « viriles », agressives, alors que les femmes choisissent plutôt des motifs paisibles. Mais on ne peut généraliser, c’est d’abord et surtout un choix personnel, un peu influencé par le genre mais seulement au plan du motif.

Se tatouer aujourd’hui, est-ce encore être un acte de liberté ou au contraire de soumission à un effet de mode et de groupe?

Le tatouage contemporain est individualisant, il signe un sujet singulier dont le corps n’est pas relieur à la communauté et au cosmos comme il l’était dans ces sociétés où la personne cherchait à se dissoudre dans le groupe ; dans nos sociétés il est, à l’inverse, une affirmation de son irréductible individualité. Son corps n’appartient qu’à lui. Il dit sa dissidence d’individu, là où le membre d’une société traditionnelle proclame son affiliation au sein d’une totalité symbolique à laquelle il ne saurait se soustraire sans perdre son identité. C’est justement parce que nos sociétés sont individualistes, faisant du corps un instrument de séparation, l’affirmation d’un « je », qu’une telle marge de manœuvre existe dans le remaniement de soi. Le corps est un facteur
d’individuation ; en le modifiant, on modifie son rapport au monde. Le tatouage devient un personal branding. Cependant le paradoxe fait que dans une société de marché comme la nôtre, des millions d’individus portent les mêmes tatouages, dans les mêmes lieux du corps, tout en étant convaincus de leur singularité.

Que répondre à ceux qui pensent que sa symbolique c’est progressivement diluée : d’ornement d’appartenance et initiatique, il est devenu marque de rébellion avant de progressivement se vider de son contenu transgressif pour devenir purement ornemental/décoratif aujourd’hui ?

Il n’y a rien à répondre, en effet le tatouage n’a plus rien de transgressif, bien au contraire, il est dans l’air du temps. Il imprègne le show business, le cinéma, la publicité et la vie quotidienne. Seuls se démarquent encore ceux qui portent des tatouages sur le visage, le cou, voire les mains. Lieux du corps qui demeurent encore transgressifs dans la mesure où ils sautent aux yeux de manière définitive, et participent de manière radicale de l’identité personnelle.

Que raconte le tatouage sur une société/époque donnée ?

Le tatouage est une mise en récit de soi à travers la peau et concerne tous les âges. La surface cutanée, ainsi détachée, rayonne d’une aura particulière. Érotisée, surinvestie, elle ajoute un supplément de sens et de jeu à la vie personnelle. Elle est souvent vécue comme la réappropriation d’un corps et d’un monde qui échappent, on y inscrit physiquement sa trace d’être, on prend possession de soi. Le tatouage renforce le sentiment de sa souveraineté personnelle. Le corps s’érige parfois en une sorte de journal cutané. Et certaines personnes tatouées n’hésitent pas à dire qu’elles ont en quelque sorte toute leur histoire dans la peau. A la fois objet privé et public, il est destiné à l’appréciation des autres, même s’il participe de l’intimité. Élément courant de la construction de soi dans un monde où il importe d’attirer l’œil avec un signifiant socialement porteur. Le répertoire de la séduction inclut désormais ces décorations cutanées qui participent de plus en plus à la mise en valeur de l’apparence. Un moyen de sursignifier son corps et d’affirmer sa présence pour soi et pour les autres.

Lisez les ouvrages de David Le Breton, auteur notamment de :
“Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles” (Métailié),
“La peau et la trace. Sur les blessures de soi” (Métailié),
“Anthropologie du corps et modernité” (PUF).

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