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Bali, nouvelle scène du tattoo

Selon le Pew Research Center, 30% des Américains seraient tatoués et près de 90 millions d’Européens (source : Congrès européen des tatouages). Pas besoin de vous faire un dessin : l’engouement est donc réel et le phénomène planétaire.
Du côté de l’archipel, et de Bali en particulier, les salons ou studio de tattoo fleurissent. Que cherchent à exprimer les porteurs de tatouage par une telle démarche ? Comment a évolué ce secteur d’activité? Et après une longue politique de censure et de stigmatisation, y a-t-il une réhabilitation des tatouages ancestraux indonésiens comme ceux des ethnies Mentawaï ou Dayak ? Enfin, cet essor comporte-il des risques et dérives ?
A vos aiguilles ! Traçons le portrait d’un phénomène atypique et fascinant.

Par Meryam El Yousfi et Basil Burté

Tatouages en folie

Mettons d’abord les points sur les i et les barres sur les t : aujourd’hui, à l’ère du branché et du toujours plus rapide, le terme anglais “tatoo” est tout autant utilisé que le mot “tatouage” par les francophones.
Et peu importe comment se trace le mot, les aiguilles fonctionnent à plein régime. L’industrie du tatouage s’est en effet développée dans l’archipel et surtout à Bali, au gré de l’essor touristique. Mais ces 5 dernières années marquent un tournant dans le secteur. On ne compte plus les “tatoo parlor”… à la réputation plus ou moins solide.

MEY.

Les amateurs et professionnels s’accordent à le dire : Bali a gagné ses galons dans le secteur et l’île est à présent sur la carte des destinations tatouage. Pour preuve, la convention annuelle “Bali Tattoo Expo” (au Bali Creative Industry Center) qui accueille chaque année toujours plus de visiteurs et pas uniquement des locaux. Qui sont donc les mordus du tatouage qui agitent le marché ?
Pour répondre à cette question, direction les studios de la zone Legian/ Kuta/ Seminyak/ Canggu. Et à chaque fois, les chiffres sont sans ambiguïté. “80 % de mes clients sont des touristes en vacances à Bali”. Ces mots sont ceux de l’artiste tatoueur Reggae. Dans son salon, un groupe de quatre femmes – la soixantaine passée- se font toutes ensemble tatouer “forever young”.
Cette tendance du tattoo-tourisme s’explique par des prix avantageux qui encouragent un bon nombre de touristes à se rendre sur l’île dans le but principal de se faire tatouer. Chloé, voisine wallaby s’explique : “ En Australie, on paye 250 à 300 AUD/heure (2, 5 millions de rupiah), pour une petite pièce”. Sur l’île des Dieux, compter environ 1 juta à l’heure, quand d’autres salons proposent des prix selon la taille de la pièce. Une facture raisonnable se situe autour des 2,5 millions de rupiah pour un tatouage de grande taille. Et ici, autre “avantage” pour certains, pas d’âge légal pour se faire tatouer, c’est un peu à l’appréciation de l’artiste.
Mais cette offre pléthorique et peu onéreuse comporte certaines dérives. En Indonésie, les contrôles sanitaires sont assez rares et cette activité reste peu encadrée ou contrôlée. Ce qui explique peut-être comment des bars et clubs ayant pignon sur rue ont pu proposer des soirées : “ Tacos et tatouages gratuits” par exemple. Il y a aussi le Sandbar à Canggu qui organise tous les mardis une soirée musicale et alcoolisée pendant laquelle on peut se faire tatouer en public, au milieu de la fête. “Il faut arrêter de vouloir donner du sens à tout. C’est marrant, c’est beau et puis c’est tout”, déclare le fêtard tatoué de la soirée.
Cette banalisation des tatouages dans le pays, la tatoueuse Lidya Adventa (cf portrait ci-contre) la voit d’un oeil favorable pour “permettre aux tatoueurs de développer cet art”. Toutefois, elle rappelle qu’il faut se méfier de certains lieux, offrant des tatouages à prix bradés, car l’utilisation d’encre made in China et parfois même périmée peut s’avérer fatale. Il y a une énorme différence de prix entre ces encres et celles distribuées par des revendeurs officiels, se fournissant en Australie ou aux Etats-Unis. « Le tatouage est une activité passion et non un métier choisi pour faire de l’argent. La course aux profits ne devrait pas entrer en ligne de compte pour un artiste. Mais dans l’essor de cette industrie sur l’archipel, on voit trop de “mercenaires” du tatouage ».
Quand à la démocratisation de cet ornement, elle n’est peut-être pas si évidente pour tous et peut encore heurter certains esprits. Ainsi, le très branché beach club “Finn’s” a mis en place il y a quelques mois une étonnante politique concernant les tatouages. Rien au-dessus du cou… officiellement pour “ne pas effrayer la clientèle”. Dans le milieu, il se chuchote que c’est certainement pour faire face à une résurgence du tatouage d’appartenance à des petits groupes mafieux.
Pourtant, côté tendance et style, rien de bien voyou. Les tattoo du moment sont des mandala (cercle en Sanskrit) : des motifs concentriques symbolisant l’équilibre, l’éternité et la perfection. Et les dessins Barong, parfois très impressionnants sont également de plus en plus plébiscités. Les cultures asiatiques, bouddhiste, hindouiste ou balinaise ont permis à l’île de se faire une place sur la scène internationale du tatouage. Pour autant, les artistes qui tatouent de manière traditionnelle – à la main, à l’aide d’un bâton de bambou- ne sont pas légion : « c’est bien trop long, fatiguant et ça ne rapporte pas assez » nous confie un tatoueur de Legian.
L’industrie du tatouage se développe à toute vitesse, et s’améliore selon le tatoueur Hendra Herpianto . « Il y a davantage le souci de faire attention à l’hygiène et à une personnalisation des tattoo. Cependant, on est loin du respect de la propriété intellectuelle et les copies fleurissent sur les corps des clients. » Et de rappeler qu’il faut aussi réfléchir à la question de la gestion des déchets produits par ce marché.
Ce secteur en pleine ébullition doit donc encore chercher ses marques pour laisser durablement son empreinte à l’échelle internationale.

Savoir express

Pendant la 2ème guerre mondiale, l’Indonésie est sous occupation japonaise. Des femmes de Malacca ont pu résister à la campagne d’esclavage sexuel menée par les troupes nipponnes pour fournir aux soldats des « femmes de réconfort ». Lorsqu’elles se mariaient, les femmes de cette région se tatouaient donc elles-mêmes, marquant leur peau de motifs complexes, pour montrer qu’elles étaient « intouchables.»

Si vous êtes plutôt douillet, mieux vaut éviter les tattoo sur la tête, les mains, les genoux ou les coudes.

L’encre des tatouages est composée de petites particules de pigments en suspension dans une solution désinfectante (alcool éthylique ou eau purifiée). Des sels métalliques, le plomb, le cobalt ou encore le carbone sont utilisés afin de donner à l’encre sa couleur.

Au féminin, à fleur de peau

Avec le développement de l’industrie du tatouage, les professionnels mais également la clientèle ont changé. Rencontre avec Lidya Adventa, une jeune tatoueuse très engagée dans la féminisation du tatouage.

MEY.

Depuis l’enfance, Lidya Adventa est intriguée par les tatouages, un univers pas forcément bien vu par sa famille chrétienne pratiquante. Après des études de design industriel (à Bandung) puis de graphisme à Bali, elle accepte un poste “bien sous tous rapports” mais la jeune femme réalise que la vie de bureau ne lui convient pas. En 2015, elle commence alors à exercer à plein temps en tant que tatoueuse, à son domicile, grâce au bouche-à-oreille. Ladvatatto -son nom d’artiste- se souvient qu’à ses débuts, lorsqu’elle passait des soirées avec des artistes masculins, certains d’entre eux racontaient leur plaisir à toucher la peau et le corps des clientes. En parallèle, l’une de ses amies lui raconte comment elle s’est fait sexuellement agressée par son artiste tatoueur. En 2017, Lidya a alors l’idée de créer un studio sécurisé et dans lequel les femmes se sentiraient en confiance : le studio Be No Square.
Quand on lui demande si ça la dérange d’être étiquetée artiste tatoueuse « féminine voire féministe », elle répond qu’au départ ça n’était pas son projet de carrière. « Il y avait déjà deux ou trois femmes dans le métier quand j’ai démarré, mais face aux remarques d’amies, aux histoires glauques et demandes de clientes, je me suis rendu compte qu’il y avait un réel besoin. »
Dans son salon de tatouage, on ne peut pas entrer sans rendez-vous, cela permet de filtrer les allers et venues et de proposer une ambiance façon cocon intimiste. Le personnel est féminin mais la clientèle mixte. Son univers artistique est-il pour autant « féminin » ? Spécialisée dans le travail minutieux des points et des lignes, Lidya décrit son style comme conceptuel et léger. « Transformer des projets de tatouages abstraits en formes esthétiques c’est vraiment ma passion et ce qui représente le mieux mon travail. Effectivement, les femmes sont souvent douées pour aller dans la minutie et ont la patience requise pour ce genre de tâche.. Et nos client(e)s nous disent souvent qu’il y a une approche plus humaine avec un femme.» Régulièrement, à ses débuts et parfois même encore aujourd’hui, des rumeurs et amalgames fusent : « on me dit que je suis lesbienne et que je fais ça pour reluquer les femmes. C’est totalement ridicule d’associer l’orientation sexuelle à un métier et pire encore l’homosexualité à une forme automatique de déviance. Heureusement, progressivement, les consciences évoluent et des artistes masculins nous considèrent comme un volet additionnel à l’industrie du tatouage.» Pour Ladvatattos, il ne faut pas être dans la quête du tatouage parfait : « nous ne sommes pas une machine, il s’agit d’artisanat et de travail à la main. Ce qui est essentiel, c’est le déroulement du processus de se faire tatouer : la symbolique qui se cache derrière et le voyage psychologique que cela procure. » Avec son approche en douceur, Lidya accompagne les clients dans cette réflexion et le choix du dessin. Elle tente même avec de simples touristes de passage (souhaitant immortaliser leur passage sur l’île des Dieux) d’aller au-delà du fameux « cocotier » minimaliste, l’un des best-seller dans les salons balinais. Parfois un petit détail permet de donner encore plus de sens, même à un tout petit tatouage minimaliste. « On est passé de la vision tabou du tatouage à celle d’un acte engagé et artistique. Et c’est donc mon métier de mettre plus de sens dans les formes.» Mais la pression sociale entre encore souvent en ligne de compte pour les femmes : « ce sont souvent des choix de pièces plus discrètes, à des endroits plus cachés. J’aimerai qu’une femme puisse avoir le cou tatoué sans que les gens considèrent que ça lui enlève de sa féminité. Le corps humain est pour nous comme une toile blanche et selon les formes et courbes cela inspire des tracés différents.
Le sexe n’a donc pas d’importance, c’est donc le canevas “peau” qui oriente le choix du motif et le lieu où le placer. »

Il y a donc un véritable vent de changement depuis quelques années et l’artiste avoue adorer en faire partie. « Ma véritable victoire sera le jour où je n’aurai plus besoin d’avoir une salle dédiée aux femmes et qu’elles seront reçues dans n’importe quel studio comme un client homme. »
M.E.Y

www.benosquarebali.com

Tribal indonésien : le retour

Mentawaï, Dayak, ou certaines ethnies des Moluques et de Sulawesi, toutes ces tribus ont une réalité bien différente mais partagent un élément identitaire fort : le tatouage ancestral. Pourquoi cette culture ornementale ? La pratique est-elle menacée et qui sont les gardiens de cette tradition ?

MEY.

Démarrons sur l’île de Siberut (à 150 km de Sumatra), c’est le berceau de la culture Mentawaï : il y aurait aujourd’hui 100 tatoués pour 9 000 habitants dans cette région de Pagai-Sud (selon une enquête du Jakarta Post).
Le tatouage est lié aux croyances animistes des “hommes fleurs”. Tout objet est animé et possède une âme (kina). Le corps doit plaire à la kina et l’empêcher de s’échapper.
L’américain Lars Krutak est anthropologue et “chasseur de tatouage”. Il sillonne le monde pour documenter cette pratique : « chez les Mentawaï, les hommes ou femmes qui négligent leur corps en ne préservant pas leur beauté avec des perles, des fleurs, de dents pointues et surtout des tatouages, cesseront d’attirer leur âme ».
Les tatouages Mentawaï sont généralement de longues lignes en boucle sur les épaules et la poitrine. Des motifs plus élaborés parcourent les pieds et les mains. Les lignes représentent souvent leur lien ténu avec la nature. Le tatouage est effectué par tapotement, à l’aide de tiges en bambou et d’un maillet. Une méthode douloureuse et longue.
Pendant la période coloniale, les hollandais ont interdit le tatouage traditionnel. Après l’indépendance, il était encore mal vu par les autorités de porter ces marques culturelles parfois considérées comme « primitives », signe de la foi arat sabulungan. C’est pour cela que la nouvelle génération n’était plus tatouée.
De nos jours, c’est l’artiste tatoueur Durga (installé à Berlin) qui tente de porter haut les couleurs des tatouages des hommes-fleurs, avec qui il collabore fréquemment et chez qui il séjourne régulièrement. Il est la nouvelle mémoire des tatouages Mentawaï. En Europe, il contribue à populariser ce style au travers des différentes conventions auxquelles il participe et grâce aux créations dans son studio.

De son côté, Herpianto Hendra est un artiste tatoueur, diplômé de la faculté d’art et de l’Institut indonésien d’Art de Yogyakarta. Il est originaire d’une famille Iban, une ethnie des tribus Dayak. Il s’est alors naturellement spécialisé dans les motifs de sa tribu, et plus particulièrement le “Patang Iban” réalisé à la main ainsi que dans les motifs tribaux (à la machine également).
Le tattoo est l’un des éléments essentiels de cette ethnie. Animaux, plantes ou étoiles font parties des motifs principaux. Au quotidien, le tatouage ou “pantang Iban” est le signe d’une étape-clef de la vie. « Un garçon qui accède au statut d’homme ajoutera des motifs “Bunga Terung” sur son corps. Les jeunes filles qui savent coudre un vêtement “Pua Kumbu” se font tatouer un motif “Pala tampa” sur leurs poignets. »

L’artiste tient à éveiller notre attention sur une menace qui a bouleversé l’univers du tatouage dans l’archipel : « Dans les années 80, les tatouages Iban avaient presque disparus du fait d’une politique gouvernementale stricte et de lois martiales adoptées pour lutter contre le banditisme. » Ensuite, avec les influences extérieures, la jeune génération a commencé à adopter des motifs occidentaux et japonais par exemple.

Hendra dit qu’il ne pouvait faire autrement que d’embrasser la voie du tatouage tribal parce que c’est son “sang”. Il s’inquiète d’une disparition potentielle ou d’une dilution de la culture Pantang Iban. Alors, il s’est engagé : « depuis 2008 je reviens le plus souvent possible dans des villages pour rencontrer les “anciens”, redessiner/recopier des motifs traditionnels grâce à ceux présents sur leur corps. On discute de la philosophie de nos tatouages, je tatoue les jeunes et on échange sur la question de leur identité.»
Ce fil d’Ariane, il le tisse à travers des projets notamment avec le WWF Kalimantan qui le filme dans ces séjours pour documenter ce travail de mémoire et de sauvegarde patrimonial qu’il effectue depuis 2008.

La plupart de ses clients viennent dans son studio avec un choix à visée esthétique, mais peu d’entre eux connaissent l’histoire et le sens de ces motifs. Alors, dans ces cas, Hendra programme systématiquement une petite session rattrapage culture avant de tatouer le client.
« Le tatouage c’est une marque qui permet simplement d’affirmer son individualité. Et la symbolique continuera d’évoluer, c’est comme ça. L’essentiel pour moi est de ne pas dévoyer le sens des tatouages ancestraux et je veille donc à préserver mon héritage Iban afin qu’il reste authentique.»

Pour l’avenir du tattoo tribal Dayak, Hendra est serein : “l’esprit de la jeune génération est ouvert et ils sont curieux, s’informent. Ils commencent à réaliser l’importance de leur héritage et donnent ainsi vie à la culture “Génération Néo-tribal”.

M.E.Y

*Hendra Herpianto
https://folktattoospace.com/ Sur FB : Folk Tattoo Space | Sur IG : @hends_dyak
*Durga / @Durga Tattoo Studio
* Lars Krutak

Dessine-moi un tatouage

Basil Burté

Amie, famille, tatoué, tatoueur : réunion au sommet.
Grâce au calque, un avant-goût du résultat… qui atténue les peurs ?
Les premiers coups d’aiguille
martèlent la peau. Trop tard pour changer d’avis.
Remplissage en couleur : le va-et-vient de la douleur se mêle étrangement à un plaisir engourdissant.
Quiétude vs. inquiètude.
Du dos au smartphone du privé au public
de l’introspection à l’approbation ?

David Le Breton, Pr. de sociologie et d’anthropologie (Université de Strasbourg)

« Dans les sociétés de la tradition, le tatouage intègre au groupe, dans nos sociétés occidentales, il individualise »

Propos recueillis par Meryam El Yousfi

En quoi le tatouage – aux origines – a été une marque de « civilisation » et a joué un rôle d’intégrateur social ?

Le tatouage a une valeur identitaire, il dit l’appartenance au groupe, à un système social, il précise les allégeances religieuses, il humanise à travers une mainmise culturelle dont la valeur redouble celle de la nomination ou de l’appartenance sociale.
Au sein de certaines sociétés, il renseigne sur l’inscription de l’homme dans une lignée, un clan, une classe d’âge; il indique un statut et affermit l’alliance. Impossible de se fondre dans le groupe sans ce travail d’intégration que les signes impriment sur la peau. Les marques corporelles sont parfois les mêmes pour les membres de la communauté, par exemple certaines pour tous les hommes, d’autres pour les femmes. Elles redoublent alors l’identité sexuée. La peau masculine affiche plutôt la bravoure, les actions d’éclat, etc. Là où celle des femmes privilégie la fécondité, la séduction, etc. Mais ailleurs, les marques sont singulières et chaque membre de la communauté façonne celles qu’il préfère ou celles qu’il a méritées grâce à ses exploits de guerre ou de chasse.
Dans les sociétés de la tradition, le tatouage intègre au groupe, dans nos sociétés occidentales il individualise.

Si le tatouage a été un rite initiatique essentiel au sein de beaucoup d’ethnies, il a toujours été perçu sous un aspect négatif en Europe/Occident. Pourquoi ?

Pendant longtemps, le tatouage a été associé à la « primitivité » de ceux qui y recouraient. Pour des psychiatres comme Cesare Lombroso ou Alexandre Lacassagne, au tournant du XXe siècle, les individus tatoués étaient des «sauvages », c’est-à-dire des hommes d’une piètre intelligence et enclins à toutes les formes de délinquance. Barbares d’ici ou d’ailleurs, ils auraient choisi eux-mêmes de signifier leur infamie par ce dessin tégumentaire qui marquait leur dissidence face aux valeurs posées comme étant celles de la civilisation. L’ignorance de la signification culturelle des tatouages dans les sociétés traditionnelles et de leur signification intime dans les milieux populaires (soldats, ouvriers, marins, paysans étaient les plus enclins au tatouage) renforçait le sentiment de la supériorité de la civilisation
« blanche » et bourgeoise, porteuse de « progrès », et l’effroi devant des classes laborieuses perçues comme dangereuses…

Quelle importance revêt la douleur pendant l’acte de tatouage ?

Le tatouage est douloureux puisque la loi interdit aux tatoueurs l’usage d’antalgiques autres que superficiels, et que le tracé de la marque implique une effraction dans la chair. D’où la réputation de « durs » qui entouraient autrefois les tatoués. Si elle est parfois relevée, la pénibilité du tatouage est nuancée par la majorité des clients. La douleur est un échange paradoxal entre le client et le tatoueur, elle est à la fois consentie par l’un et infligée par l’autre. Elle est sublimée par le processus qu’elle accompagne, la métamorphose qu’elle annonce, la satisfaction d’accomplir enfin une action longtemps attendue, elle en accentue même la valeur en en faisant durablement un moment d’exception puisqu’il s’agit de modifier définitivement la forme ou l’apparence du corps, et d’autre part d’accepter les yeux ouverts la douleur sans s’y dérober. Un propos revient souvent chez les adeptes passionnés du tatouage: “No pain, no gain” (sans douleur on n’a rien). La douleur est investie comme une mémoire vive du moment où se réalise enfin sur soi une action longtemps désirée. Il importe aussi de se prouver à soi-même qu’on est à la hauteur de l’épreuve et de la vivre comme un renforcement identitaire. A mes yeux, le tatouage implique une douleur sans souffrance, elle fait partie intégrante du processus. J’ai même souvent entendu des clients dire que la douleur est d’autant plus nécessaire que le moment du tatouage n’est pas anodin, il change une fois pour toute la surface du corps.

Quelles sont les motivations ou revendications principales des tatoués aujourd’hui ?

Dans nos sociétés contemporaines, la peau se mue en instance de fabrication de la présence au monde dans une société où prime l’apparence, la nécessité du look. Elle est devenue un écran où l’on projette une identité rêvée, en recourant aux innombrables modes de mise en scène de l’apparence régissant nos sociétés. Si elle n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi. Le tatouage est aujourd’hui investi comme signe d’embellissement du corps, il n’est plus associé à la marginalité. Le paradoxe du tatouage est de marquer le corps sans rémission et de devenir un signe d’identité. La métamorphose de l’apparence est inscrite une fois pour toute dans la chair, elle contribue au sentiment de soi. Cette passion envers le tatouage s’inscrit dans une ambiance sociale où le corps est perçu comme un élément de la construction de soi. Il est perçu comme inachevé et imparfait, et l’individu se voue à la tâche de le prendre en mains et de «l’améliorer» avec son style particulier.

Le tatouage en général est-il encore tabou et stigmatisant ?

Dans les années soixante, en Occident, il est une manière populaire, essentiellement masculine et un peu voyou d’afficher une singularité radicale, une dissidence avec la société bourgeoise. Il touche des populations ouvrières, des routiers, des marins, des soldats des truands… Il est très investi par les « voyous » comme affirmation de virilité, d’où les graphismes souvent pornographiques, machistes. Tout change à partir des années quatre-vingt. De plus en plus de boutiques s’ouvrent dans les villes, les tatoueurs deviennent des artistes du corps, leurs graphismes sont plus élaborés, plus esthétiques que dans la première époque du tatouage. Aujourd’hui, une attitude consumériste le popularise à travers le monde. Banalisé, il ne recèle plus rien de subversif, il est l’affirmation d’une esthétique de la présence. Le tatouage est entré dans une culture de masse. Il touche toutes les classes d’âge, mais surtout les jeunes générations, toutes conditions sociales confondues, il sollicite autant les garçons que les filles.

Hommes et femmes porteurs de tatouages sont-ils considérés par la société de la même façon ?

Désormais oui. Nous ne sommes plus dans les années soixante où le tatouage était surtout masculin et touchait peu de femmes. Il y a maintenant autant de femmes que d’hommes qui se tatouent. Certes de minimes différences demeurent. Les hommes sont plutôt attachés à des graphismes à connotation plus « viriles », agressives, alors que les femmes choisissent plutôt des motifs paisibles. Mais on ne peut généraliser, c’est d’abord et surtout un choix personnel, un peu influencé par le genre mais seulement au plan du motif.

Se tatouer aujourd’hui, est-ce encore être un acte de liberté ou au contraire de soumission à un effet de mode et de groupe?

Le tatouage contemporain est individualisant, il signe un sujet singulier dont le corps n’est pas relieur à la communauté et au cosmos comme il l’était dans ces sociétés où la personne cherchait à se dissoudre dans le groupe ; dans nos sociétés il est, à l’inverse, une affirmation de son irréductible individualité. Son corps n’appartient qu’à lui. Il dit sa dissidence d’individu, là où le membre d’une société traditionnelle proclame son affiliation au sein d’une totalité symbolique à laquelle il ne saurait se soustraire sans perdre son identité. C’est justement parce que nos sociétés sont individualistes, faisant du corps un instrument de séparation, l’affirmation d’un « je », qu’une telle marge de manœuvre existe dans le remaniement de soi. Le corps est un facteur
d’individuation ; en le modifiant, on modifie son rapport au monde. Le tatouage devient un personal branding. Cependant le paradoxe fait que dans une société de marché comme la nôtre, des millions d’individus portent les mêmes tatouages, dans les mêmes lieux du corps, tout en étant convaincus de leur singularité.

Que répondre à ceux qui pensent que sa symbolique c’est progressivement diluée : d’ornement d’appartenance et initiatique, il est devenu marque de rébellion avant de progressivement se vider de son contenu transgressif pour devenir purement ornemental/décoratif aujourd’hui ?

Il n’y a rien à répondre, en effet le tatouage n’a plus rien de transgressif, bien au contraire, il est dans l’air du temps. Il imprègne le show business, le cinéma, la publicité et la vie quotidienne. Seuls se démarquent encore ceux qui portent des tatouages sur le visage, le cou, voire les mains. Lieux du corps qui demeurent encore transgressifs dans la mesure où ils sautent aux yeux de manière définitive, et participent de manière radicale de l’identité personnelle.

Que raconte le tatouage sur une société/époque donnée ?

Le tatouage est une mise en récit de soi à travers la peau et concerne tous les âges. La surface cutanée, ainsi détachée, rayonne d’une aura particulière. Érotisée, surinvestie, elle ajoute un supplément de sens et de jeu à la vie personnelle. Elle est souvent vécue comme la réappropriation d’un corps et d’un monde qui échappent, on y inscrit physiquement sa trace d’être, on prend possession de soi. Le tatouage renforce le sentiment de sa souveraineté personnelle. Le corps s’érige parfois en une sorte de journal cutané. Et certaines personnes tatouées n’hésitent pas à dire qu’elles ont en quelque sorte toute leur histoire dans la peau. A la fois objet privé et public, il est destiné à l’appréciation des autres, même s’il participe de l’intimité. Élément courant de la construction de soi dans un monde où il importe d’attirer l’œil avec un signifiant socialement porteur. Le répertoire de la séduction inclut désormais ces décorations cutanées qui participent de plus en plus à la mise en valeur de l’apparence. Un moyen de sursignifier son corps et d’affirmer sa présence pour soi et pour les autres.

Lisez les ouvrages de David Le Breton, auteur notamment de :
“Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles” (Métailié),
“La peau et la trace. Sur les blessures de soi” (Métailié),
“Anthropologie du corps et modernité” (PUF).

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