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La bombe à Bali, une autre manière de penser l’évènement

Et s’il y avait une autre grille de lecture ? Et si les Balinais, eux aussi victimes de la bombe, avaient une autre interprétation de ces évènements ? On peut même se demander si la notion que de tels évènements puissent être commémorés n’est pas pour eux, fondamentalement, « étrangère ». Qu’elle ne relève pas d’une autre approche culturelle : la nôtre. Car s’il y a à Bali un temps qui n’a pas de sens, c’est bien celui des moments mémoriels pour nous marquants, les évènements politiques du passé. Le seul temps cyclique qui leur importe est celui du rite. Avec ses deux calendriers – le Pawukon de 210 jours et le Saka de 354 jours.

Et les célébrations nationales, dira-t-on, le 17 août de la célébration de l’Indépendance, l’hommage à la « Mère » Kartini, et bien d’autres jours sacrés ? Ils sont ce qu’ils sont, des moments du calendrier grégorien, choisis pour dénoter et renforcer l’immixtion à Bali de la modernité. Avec l’Etat, la Nation, l’« identité » et, in fine, un tout autre imaginaire culturel, plus intolérant.

Le muséographe franco-indonésien Adjie Damais, homme informé s’il en est, se livrait récemment à Jakarta à la remarque suivante sur les cultures javanaise et balinaise : « En dehors des faits mythifiés, nous n’avons pas de mémoire. Horribles ou non, les faits, pour nous, apparaissent et disparaissent, comme s’ils n’avaient pas de réalité historique. L’idée de vengeance ne nous vient pas. Après les massacres tels que le Gestok (les évènements de 1965), bourreaux et victimes coexistent sans vengeance. Les crimes s’effacent dans le temps, sans s’inscrire en lui… »

De fait, après la bombe, y-a-t-il eu appels à la vengeance ? Non ! Incendies de mosquées ? Non ! Lynchage de musulmans ? Non ! La bombe à Bali fut en effet perçue non comme une attaque de l’islam, mais comme un désordre cosmique. Au lieu des appels à la vengeance, qui auraient eu comme effet de renforcer le désordre, il y a eu, Bali étant Bali, des appels au rite. Il fallait plaquer les forces maléfiques ayant causé la bombe et considérées celles à l’œuvre en elle.

Ce fut l’objet, quelques semaines plus tard, du grand exorcisme du Pemarisudha Kunarbaya, littéralement, en langue rituelle Kawi, « grande purification pour danger majeur ». Chaque malheur révèle un déséquilibre particulier, que ce soit au niveau de la personne, du village, de l’île, ou, en l’occurrence, du « monde » lui-même, le Bhwana Agung. Chacun de ces niveaux a son exorcisme correspondant. Le Pemarisudha Karipubaya s’adressait au « monde », le monde frappé par l’horreur. Effectué les 13, 14 et 15 novembre 2002, cet exorcisme fut donc le plus grand qu’on puisse imaginer. Les lancinants mantras de l’aréopage des grands-prêtres officiant à cette occasion y épuisèrent, pour beaucoup, les tensions nées de l’horreur et de la mort. La mémoire balinaise pouvait dès lors se fixer, plutôt que sur la haine, et en réponse à la haine, sur le maintien des équilibres du monde.

Car ce n’était donc pas l’islam qui avait frappé, c’était le Grand Désordre, le Rogha Sanghara Bhumi, annonce de la fin d’une des ères du grand cycle hindou du temps et du monde.

Grand désordre et assemblée des dieux

Qu’ont écrit les Balinais sur la bombe à Kuta. Le Bali Post (13/11/2002) y vit le signe d’un désordre fondamental de nature cosmique : « Il y a de nombreux signes indiquant la venue prochaine d’une période cataclysmique (Rogha Sanghara Bhumi). Les dieux ont abandonné le monde pour s’en retourner dans leurs séjours divins, leur place prise par les forces démoniaques des bhuta kala, qui pénètrent tous les aspects du quotidien… Ce qui est vrai est déclaré faux et ce qui est faux dit vrai. Le désordre s’empare du monde. Les hommes s’insultent, se tuent et se livrent à des actes sauvages sans précédents. » Parmi ces actes, la bombe.

Plus intéressant, parce que plus proche encore du petit peuple, est l’interprétation donnée par Wayan Sadha dans une histoire courte publiée en balinais, « Paruman Batara » ou « l’Assemblée des Dieux ». Décrivant d’abord Kuta, il écrit : « L’impureté est à son maximum à Kuta. Se retrouvent et se mélangent là des gens de toutes origines, dont le compor tement fait souvent honte à leur qualité d’humains. Ils n’obéissent ni aux directives issues du Dieu Suprême (Ida Batara Sesuhunan), ni à celles des divinités du temple Pura Agung, des temples Pura Bagus Teruna, Pura Tunon et autres lieux de cultes de Kuta et de Legian. Certains se compor tent comme des animaux, et quelque soit la remarque qu’on leur fasse, ils n’y prêtent aucune attention. C’est la raison pour laquelle bien des vilains de l’étranger viennent s’installer à Kuta. Cer tain font commerce de narcotiques, d’autres de boissons alcoolisées, sans compter les femmes qui vendent leur “viande fraiche”. Tous ont la même motivation : l’argent. »

C’est le désordre mentionné plus haut. Face à ce désordre, intervient son héros, Nang Kocong qui, après une courte visite parmi les « longs nez » du Paddy Club « qui gigotaient sur scène comme s’ils avaient été mordus par des fourmis », surprend, dans une sorte de délire d’origine narcotique, un rassemblement des dieux et divinités démoniaques réunis dans le temple des morts et discutant des mesures à prendre face à un monde devenu « vieux ». Il étaient tous rassemblés là, nous dit-il, des dizaines d’entre eux – « Ida Batara Sesuhunan, Batara Bagus Teruna Batara Tunon, Ida Batara Dalem, Batara Kayangan, Mrajapati, Batara Rohini, Batara Durga, Batara Desa Puseh, Sanghyang Catuspata, sans oublier le gardien de l’entrée du paradis Sanghyang Suratma et le maître de l’enfer lui-même, Yamadipati. »

« Sur ces entrefaites, continue Wayan Sadha, arrive un messager du maître de Nusa, Jero Gede Mecaling, demandant son quota annuel de morts. – Autrefois nous ravagions Bali de peste et autres fléaux (grubug) pour punir ceux qui négligeaient leur devoir vis-à- vis des dieux, dit-il, mais, cette fois, ce n’est pas tant les Balinais que nous projetons d’emmener au “pays du vide”(sunialoka). Ils font leurs offrandes comme il se doit. Ce sont surtout les étrangers, dont beaucoup sont déjà inscrits sur les listes de départ : des Javanais, des Américains, des Allemands, des Japonais, mais surtout des Australiens. La plupart sont des fidèles du dieu Sang Hyang Yesus Kristus. Mais pour organiser ce grand départ pour “le pays du vide,” et ainsi purifier Bali, il nous faut un véhicule. »

Sitôt dit, sitôt fait : un des dieux présents, Sang Hyang Narada, annonce triomphant la solution : « Je viens de recevoir une lettre de Banten, à Java, qui m’annonce qu’il y a à Java une organisation qui gère une entreprise de transport à destination “du pays du vide”, appelée Amrozy Imam Samudra Frères. Ils seraient prêt à s’occuper du transport des inscrits vers ce pays… Avec ça, vous devriez être capable de fournir son quota d’offrandes de sang à votre maître, Batara Gede Mecaling. »

Pourquoi le Sari Club et le Paddy Club furent-ils choisis ? L’auteur reprend sa leçon de morale : « Parce que ce sont des lieux impurs parmi les impurs, souillés par les agents du mal (duratmaka), dont le quotidien n’est que saoulerie, sexe animal, addiction narcotique. » Il restait donc aux dieux à s’emparer de l’esprit des jeunes « transporteurs » javanais. Ce ne fut qu’un détail. La suite est connue, l’horreur, mais aussi la conscience du déséquilibre et sa solution dans le rite.

Faut-il penser pour autant que tous les désordres politiques du futur continueront d’être interprétés à l’aune du déséquilibre cosmique ? Sans doute que non. La dislocation de la société traditionnelle est en cours, inéluctable : migration, urbanisation, aliénation des terres. Il n’est pas dit que, à l’avenir, tout puisse se résoudre dans le rite.

Pourquoi le Sari Club et le Paddy Club furent-ils choisis ? L’auteur reprend sa leçon de morale : « Parce que ce sont des lieux impurs parmi les impurs, souillés par les agents du mal (duratmaka), dont le quotidien n’est que saoulerie, sexe animal, addiction narcotique. » Il restait donc aux dieux à s’emparer de l’esprit des jeunes « transporteurs » javanais. Ce ne fut qu’un détail. La suite est connue, l’horreur, mais aussi la conscience du déséquilibre et sa solution dans le rite.

Faut-il penser pour autant que tous les désordres politiques du futur continueront d’être interprétés à l’aune du déséquilibre cosmique ? Sans doute que non. La dislocation de la société traditionnelle est en cours, inéluctable : migration, urbanisation, aliénation des terres. Il n’est pas dit que, à l’avenir, tout puisse se résoudre dans le rite.

Jean Couteau est un écrivain plurilingue qui vit de sa plume en Indonésie depuis 30 ans. Il est actuellement chroniqueur au journal Kompas du dimanche et contributeur de multiples revues. Ses livres en vente sont : Bali Today I et II, à Ganesha Bookstore, et Bali Inspires à Periplus. Sous presse: Time, Rites and Ceremonies in Bali (avec Georges Breguet, prévu début 2013).

TEMOIGNAGE DE THIOLINA MARPAUNG :

« Je revenais de l’anniversaire d’un client avec deux de mes collègues, pris dans l’embouteillage classique d’un samedi soir sur la jalan Legian, dans notre Kijang rouge. Nous venions à peine de passer Le Sari Club quand soudain, nous avons entendu une première explosion puis notre voiture a été percutée violemment par l’arrière lors de la seconde explosion qui a tout pulvérisé et tué plus de 180 personnes d’un coup. Je pense que nous sommes restés inconscients un certain temps dans la voiture avant que quelqu’un ne m’extirpe de la banquette arrière. Les portières étaient bien sûr bloquées, mes collègues à l’avant étaient prisonniers de la voiture, en train de brûler parce qu’un transfo électrique s’était abattu sur notre voiture. Ils ont réussi à en sortir par leurs propres
moyens en tapant avec leurs pieds sur les portières. Dehors, il y avait un immense nuage de fumée noire avec juste une petite lumière au loin, le Sari Club en train de brûler. J’étais blessée à un œil et on m’a emmenée à Denpasar. Grâce à John Fawcett et sa fondation (cf La Gazette de Bali n°50 – juillet 2009), j’ai pu ensuite être opérée à plusieurs reprises à Perth, y compris du deuxième œil 5 mois plus tard quand un microscopique bout de verre est remonté à la surface. C’est difficile de haïr quelqu’un qu’on ne connaît pas personnellement et je n’ai donc jamais eu de haine contre ces terroristes. En revanche, j’ai gardé une peur maladive des embouteillages et je ne supporte pas l’odeur des déchets plastiques qu’on brûle encore partout à Bali, ça réveille de trop mauvais souvenirs. Je fais partie de l’association des victimes de cet attentat, nous nous réunissons de temps en temps pour soutenir les plus traumatisés d’entre nous et prier ensemble pour que ça ne se reproduise plus jamais. Certains de nos grands brûlés ont besoin de crèmes spéciales pour éviter de se gratter maladivement quand la température monte et notre association ne reçoit aucune subvention malgré toutes nos demandes. Pour lever des fonds, nous éditons chaque année un calendrier sur lequel nous vendons de l’espace publicitaire. Si vous êtes intéressé, merci de vous manifester. » T M
Yayasan Paguyuban Isana, [[email protected]>[email protected]] 0812 466 20 55

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