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Un voyage de Paris à Java par Honoré de Balzac

« …J’avoue que pour un Européen, pour un poète surtout, aucune terre ne saurait être aussi délicieuse que l’île de Java… D’abord posez en principe que les femmes de Java sont folles des Européens. Puis laissez-moi vous décrire l’espèce admirable qui, dans le beau sexe, forme la famille javanaise. Là, les femmes sont blanches et lisses comme du papier de Bath ; nulle couleur ne nuance leur teint ; leurs lèvres sont pales, leurs oreilles, leurs narines, tout est blanc ; seulement de beaux sourcils bien noirs et leur yeux bruns tranchent sur cette pâleur bizarre. Le luxe de leur chevelure est prodigieux. Presque toutes peuvent en secouant leurs cheveux, se trouver à couvert sous un pavillon impénétrable à l’œil le plus ardent, et ce long voile tombe à terre de tous côtés… Si vous aviez passé vos mains dans la chevelure abondante et parfumée d’une Javanaise, vous auriez le plus profond mépris pour ces petits taillis capillaires que les Européennes cachent si facilement sous un bonnet. La plupart des femmes sont riches et souvent veuves…

…J’avoue que la dissimulation des Javanaises et leurs sourdes vengeances ne sont comparables à celles d’aucune Européenne. Elles vous veulent si entièrement qu’elles ne vous pardonnent pas même un regard jeté à leur rivale. Mais si les plaisirs sont si chèrement vendus, si périlleux, il faut reconnaître qu’ils sont immenses…

…Enfin dans cette île des miracles, tout est d’accord, tout embrase la vie, tout la dévore et l’on en revient tué… le vin, le café, le thé, l’opium sont les quatre grands stimulants dont l’action réagit instantanément sur la puissance du cerveau par l’impulsion donnée à l’estomac, et qui compromettent singulièrement l’immatérialité de notre âme…

Toutes ces réjouissances réunies, la Javanaise, les fleurs, les oiseaux, les parfums, le jour, l’air, cette poésie qui met une âme entière dans chaque sens, m’ont fait dire que depuis mon retour des Indes : – heureux ceux qui vont mourir à Java…

En effet, le problème de la vie n’est pas sa durée, mais la qualité, le nombre des sensations. Or dans cet admirable pays, toujours vert, toujours varié, rendez-vous de toutes les nations, bazar éternel, où le plaisir se multiplie par lui-même, où la plus grande liberté règne, où il y a la place pour toutes les superstitions : alors les émotions, les voluptés, les dangers, abondent de manière à toujours faire vibrer les fibres. Voila pourquoi l’Orient a si peu d’écrivains. On y vit trop en soi pour se répandre sur les autres. A quoi bon la réflexion là où tout est sentiment.

Je ne fus pas longtemps à Java sans entendre parler de la merveille du pays, de l’upas, le seul arbre de cette espèce qui existe sur le globe, et dont les terribles produits jouent un si grand rôle dans les mœurs javanaises. L’upas est, selon les traditions de l’île, un arbre planté au cœur d’un volcan éteint, où, par un caprice de la nature, il pompe les substances épouvantablement délétères dont il exhale les miasmes, et qu’il distille incessamment. La Tofana, la Brinvilliers, la chimie, enfin le génie humain dans toutes les pompes de la malfaisance est surpassée par, là, le hasard, par un arbre, par une seule de ses feuilles. En effet, il suffit de tremper la pointe d’un poignard dans l’écorce de l’upas, au moyen d’une incision vive et prompte, pour prêter à sa lame les propriétés que possède l’acide hydrocyanique. Aussitôt que cet acier venimeux passe l’épiderme d’un homme, cet homme tombe instantanément, sans convulsion, sans donner aucun signe de douleur. Non seulement la sève communique au fer cette puissance de mort, mais l’arbre exhale si vivement ses miasmes meurtriers, au même degré d’intensité, que son ombrage tue subitement un homme, s’il reste plus de temps nécessaire pour piquer le poignard dans la tige. Du reste, cette opération ne peut avoir lieu qu’en se mettant au-dessus du vent. L’air en passant sur l’arbre devient mortel jusqu’à une certaine distance. Si le vent vient à changer pendant le court laps de temps qu’un Javanais emploie à teindre la pointe de son poignard, il expire aussitôt.

Les animaux, les oiseaux, tout ce qui a vie, reconnaît cette redoutable influence, et respecte ce trône de la mort. Quelques rejetons, nés de l’arbre principal, pousse alentour, et lui forment une redoutable enceinte, où les passages deviennent rares de jour en jour. Ce sinistre végétal s’élève en solitaire. Il règne là comme pour offrir une image de ces anciens rois d’Asie, dont le regard tuait.

J’ai eu naturellement la curiosité de voir cet arbre original. Je me suis avancé au-dessus du vent, aussi loin que le permettait la prudence. Muni d’une longue vue, j’ai pu trembler tout à mon aise sur les frontières de ce royaume de la terreur, où Danton, où Robespierre auraient dû être déportés. Je ne me souviens pas d’avoir aperçu dans la pensée, soit dans les charniers de la Bible, soit dans les scènes les plus fantastiques de notre littérature cadavéreuse, un spectacle aussi épouvantablement majestueux.

Figurez – vous une plaine d’ossements blanchis, ceinture digne de l’upas, témoignage de son pouvoir, malheureux atteints çà et là, quand ils se croyaient sauvés, la plupart amoncelés autour de l’arbre. Ces squelettes, frappés par le soleil des Indes, s’en renvoyaient capricieusement les rayons. Les jeux de lumière, à travers ces dépouilles, produisaient des effets atroces. Il y avait des têtes dont les yeux flamboyaient, des crânes qui semblaient maudire le ciel, et des dents qui mordaient encore… Ce sont les seuls cadavres humains qui ne soient pas la pâture des vers… Jetez dans ce cirque sans spectateur, mais non sans athlète, le plus horrible des silences, interrompu seulement par le craquement des os, et cherchez une scène semblable dans le monde… »

En lisant ces quelques passages, la plupart des lecteurs comprendront que l’écrivain Honoré de Balzac n’est jamais allé à Java. En fait, dans la préface du livre, il est précisé que le récit a été probablement inspiré par la méthode de Charles Nodier, qui consistait à voyager en imagination dans un fauteuil. Quoi qu’il en soit, de nombreux détails laissent penser que le grand écrivain français avait recueilli des informations concernant la vie à Java auprès de M. Grand-Besancon, un artificier. Comme l’écrit Pierre Janin dans son introduction au texte de Balzac, « Le romantisme dont l’esthétisme triomphe dans ces années-là, a toujours préfèré les vastes terres rêveuses de l’imaginaire aux dure réalités de la société industrielle qui lui est contemporaine. » Pour Balzac, la lointaine île de Java était le symbole de tous les plaisirs et tous les mystères de l’Orient, des Indes et de la Cochinchine réunis. En dehors de ce passage relatif à cet arbre maléfique, beaucoup d’autres pages traduisent les fantasmes de Balzac en ce qui concerne la beauté, la fidélité et la sensualité des femmes de l’île de Java…

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