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Tourisme culturel et crise d’identité à Bali

Le tourisme culturel, érigé en dogme absolu pour promouvoir au mieux l’extraordinaire spécificité de Bali sur la carte mondiale des destinations touristiques, participe aujourd’hui à un début de crise d’identité balinaise. Franck Michel, anthropologue, historien, écrivain et professeur à l’Université de Corse, auteur de nombreux ouvrages sur l’Asie et ses représentations dans l’imaginaire occidental, est un spécialiste des questions touristiques indonésiennes, notamment celles de la période Suharto, qui fut l’initiateur du concept. « Avant l’invention du tourisme culturel, les Balinais étaient plutôt méfiants à l’égard du tourisme », rappelle cet Alsacien de 42 ans, marié à une Balinaise de Wanagiri (Bedugul), où il réside plusieurs mois par an. C’est là qu’il a monté une bibliothèque pour les enfants, son association Déroutes et Détours aidant les écoles des villages alentour.

Basé sur la fascination qu’exerce Bali sur les esprits occidentaux – notamment depuis les années trente lorsqu’une élite intellectuel et artistique posait les premiers jalons de ce phénomène – le tourisme culturel balinais a aujourd’hui valeur d’exemple. « Les responsables du tourisme cambodgien par exemple, sont très curieux de la réussite de Bali », explique l’anthropologue qui est aussi conseiller intermittent des autorités cambodgiennes en la matière, notamment pour la promotion du site d’Angkor Vat. Dans ses cours sur le tourisme à l’Université de Corse, c’est là aussi le modèle balinais qui prime, car considéré comme symbole d’un tourisme respectueux et de qualité. Néanmoins, la formule a des effets pervers, comme l’a déjà expliqué le spécialiste français Michel Picard dans « Tourisme Culturel et Culture Touristique » ou encore l’Australien Adrian Vickers dans « Bali : a Paradise Created ».

Aujourd’hui, « Les Balinais sont en prison sur leur île, explique Franck Michel, prisonniers de leur rôle de Balinais ». D’ailleurs, il est facile d’observer la double personnalité des habitants du « paradis ». « Il y a les Balinais pour les Balinais et les Balinais pour le reste du monde », poursuit l’anthropologue alsacien. La démocratie, la décentralisation et les attentats islamistes sont autant de facteurs aggravants dans la crise d’identité actuelle. Les lois d’autonomie régionale ne semblent avoir apporté aucun remède à l’inégale répartition des richesses générées par le tourisme, au contraire explique Franck Michel, « les inégalités entre le nord et le sud se sont accrues, Badung et Gianyar étant devenus les seuls bénéficiaires de la manne touristique ». Sans parler de la déstabilisation que créé dans une société de castes séculaire le clivage entre « les nouveaux riches du tourisme et l’ancienne aristocratie appauvrie», poursuit-il.

Enfin, les attentats islamistes de 2002 et 2005 ont provoqué un sursaut identitaire en même temps que naissait cette crise de personnalité. « Depuis les bombes, des idées radicales circulent et certains Balinais se demandent si l’affirmation de leur balinité peut s’accorder du tourisme », renchérit Franck Michel. L’apparition des pecalang, ces milices chargées de veiller au respect des coutumes en est un exemple. « Ils se posent des questions du genre : le retour à la terre est-il possible ? La démocratie est-elle un bien pour Bali ? La religion telle qu’elle est pratiquée a-t-elle un sens ? D’où l’émergence de ces nouvelles sectes hindouistes qui dénoncent la corruption de la religion classique », continue l’anthropologue. Dans ce climat de déliquescence, on assiste à l’apparition de sentiments xénophobes tout à fait nouveaux, « envers les musulmans et envers les touristes », continue-t-il. Bali se retrouvant enfermé dans un triangle infernal « qui l’oppose au monde musulman d’un côté et au monde occidental de l’autre », conclut l’anthropologue.

Depuis quelques temps, l’arrivée de ces nouveaux touristes en provenance des pays voisins, combinée à la défection des touristes occidentaux « classiques », pourrait bien préfigurer un autre bouleversement. Et aussi la remise en question du concept de tourisme culturel qui a prévalu jusqu’à maintenant. « Le tourisme régional des pays de l’ASEAN, constitue près de 80% des visiteurs depuis ces dernières années », explique Franck Michel. Il s’agit d’une nouvelle donne, que les spécialistes du dossier, tant Indonésiens qu’Occidentaux semblent avoir du mal à prendre en compte tant elle bouleverse les schémas dans lesquels le tourisme balinais est cantonné depuis trente ans. Constituée des classes moyennes de pays à l’économie émergente, en grande majorité des membres de cette diaspora chinoise dispersée dans toute la région, la nouvelle vague touristique vient en circuit organisé pour des séjours courts et pressés où loisirs et shopping sont avant tout les activités recherchées.

« On ne peut pas réfléchir sur l’avenir du tourisme à Bali sans prendre en compte cette nouvelle clientèle qui préfigure un vrai tourisme de masse, ajoute Franck Michel, un peu comme les Européens se ruant sur la Costa Brava dans les années soixante ». Et de noter ces dernières années l’accroissement exponentiel des centres commerciaux et boutiques, jusque dans les rues d’Ubud, cette place forte de la culture balinaise, et la multiplication d’activités de loisirs façon Disney Land (elephant Park, camel Park, rafting, karting, etc.). Obligés de composer entre la condition de musée vivant et celle de plus en plus pressante de destination loisir, parions que les Balinais ne sont pas à la fin de cette crise d’identité qui les saisit aujourd’hui. Mais, loin des plannings étatiques de Jakarta et des fantasmes touristiques, ne doutons pas également qu’il leur appartient de se projeter dans ce nouveau siècle et d’en relever les défis.

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