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Pourquoi les chats ont-ils perdu leur queue à Bali ?

Pourquoi les chats d’ici ont-ils des queues étranges ? » dis-je un jour à Mimpi. Il se lève, et pour me montrer que je le dérange, s’étire avec paresse ; puis, il m’observe d’un air amusé de ses grands yeux dorés. Tout en nettoyant ses moustaches avec lenteur, il passe une patte derrière l’oreille, et me répond avec humeur : « Quelle question, c’est parce que nous chantons à merveille ! » Il me lance son regard ironique habituel, puis se frotte à moi pour m’indiquer qu’il souhaite que je lui gratte le menton. Depuis que je vis à Bali, j’ai pris l’habitude de parler aux chats et aux chatons. Quand j’ai trouvé Mimpi, âgé de quelques jours à peine, alors que l’issue de sa vie paraissait incertaine, je notais qu’il avait déjà des capacités musicales étonnantes. Quelqu’un l’avait jeté à la poubelle en toute simplicité, dans un sac plastique bien ficelé, croyant s’en débarrasser dans une ruelle bruyante. Je l’ai pris dans mes bras, le couvrant de paroles rassurantes, et tout de suite il s’est mis à chanter avec brio, tel un petit oiseau. Au début, je ne comprenais rien à ce curieux minet, mais petit à petit j’ai appris la langue des chats balinais. « Si tu veux, je peux t’inviter à notre récital mensuel », me propose-t-il en levant les yeux au ciel. J’accepte son invitation, ravie de pouvoir assister à une telle représentation.

Chaque mois, tous les chats de Bali se donnent rendez-vous à Ubud dans un endroit secret de la forêt, non loin du refuge Villa Kitty. Ils s’entraînent avec régularité à faire des vocalises nocturnes dans les maisons voisines, ce qui casse parfois les oreilles de tout le monde ; sauf celles d’Elizabeth la gérante, une invitée régulière, grande amatrice de musique féline, qui est une marraine bienveillante. Nous ne parlons pas tous le langage des chats ! Certains sont plus doués que d’autres, et chaque matou a son propre timbre de voix. Mimpi est un remarquable ténor, capable de chanter en colorature haut perchée quand l’envie l’inspire. Sa tessiture est de quatre octaves, allant du grognement au phrasé le plus subtil, délicat ou incisif. Chaque nuance de son miaulement évoque une unique couleur, avec un tempo impeccable. Son vibrato hors du commun lui permet de passer sans effort de l’allegro, au furioso, ou au lamentoso selon son humeur, en particulier pour m’indiquer qu’il est affamé. Mais quel rapport ce don a-t-il avec les queues écourtées des chats balinais ?

Nous entrons dans une forêt étrange, par une nuit de pleine lune ensommeillée. Je m’installe parmi les branches, et je vois arriver des félins par centaines de milliers. Ils se mettent à parler, tels des chuchotements ronronnés, entre les fleurs de frangipanier. Certains ont des histoires bien tristes, et ils fredonnent de sombres litanies ; mais on oublie vite une vie difficile, grâce à l’amour de la musique ! Enfin, le concert va commencer. « As-tu remarqué comme la queue des chats se hérisse lorsqu’ils éprouvent une émotion ? m’explique Mimpi. Les grands solistes chantent avec une telle passion, que leur membre s’en retrouve écourté ! Leur progéniture héritera ensuite de cette particularité. » Je vois deux minettes entrer en scène, et entonner Le duo des fleurs de Lakmé, mon air préféré que j’écoute sans cesse à la maison. La soprano a la voix si haut placée, que sa longue queue se raccourcit progressivement, et se transforme en un petit pompon ! Le public pousse alors des ronronnements admiratifs, ce qui fait trembler tous les arbres de la jungle dans un mouvement festif. Puis, un gros matou se met à jouer avec élégance de ses petits coussinets, quelques Préludes de Debussy, alors que résonne un gamelan javanais qui fait bondir mon coeur. « Debussy a été inspiré par la musique indonésienne », m’explique Mimpi en fin connaisseur. Maintenant, je comprends mieux pourquoi les chats de Bali ont de grandes oreilles ! Leur vie entière est dédiée à cet art, lorsqu’ils ne sont pas occupés à dormir au soleil.

Mais soudain, je vois dans le public une foule de félins au pelage bleuté. « Il s’agit d’esprits de l’inframonde, revenus parmi leurs proches, sans les épouvanter. Pour les chats, le monde visible et invisible fait partie d’un tout ; nous percevons uniquement la couleur des âmes vagabondes. » J’aperçois des spectres de chatons, ces ombres sont des petits orphelins qui ont été cruellement séparés de leur mère à la naissance. Leurs fantômes se réunissent et ils constituent des choeurs de soprano, de mezzo et d’alto. Ils poussent des miaulements tristes en pointillés, mais très vite ils oublient la douleur d’être mort et entonnent des airs capricieux et légers. Parfois, ils vont hanter les rêves de leurs bourreaux, se faufilant entre leurs jambes, leur mordillant les doigts, ou ronronnent dans leurs oreilles, se divertissant ainsi, entre la chorale et les mesquineries. Les heures passent doucement dans ce concert joyeux et onirique, mais déjà le soleil, de son aube pourpre et dorée, réchauffe la jungle bercée de musique classique. Les esprits regagnent les cieux vermeils, et les chats redeviennent de doux fauves silencieux, plongeant avec ravissement dans un profond sommeil.

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