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QUITTER BALI

J’ai jeté un dernier regard à la maison vide, la lumière s’est éteinte et j’ai quitté Bali. Sans un mot, sans un bruit, j’ai tourné ce chapitre de ma vie. On s’en va d’un pays comme on referme un livre : avec la satisfaction d’avoir appris quelque chose, ou la frustration de ne pas avoir obtenu les réponses que l’on cherchait. Dans les deux cas, il est rare que cet ouvrage nous ait ennuyé et l’on en sort changé. En parcourant pour la dernière fois mon jardin, qui n’était désormais plus le mien, j’ai pensé à ceux qui allaient me remplacer. J’ai ouvert la porte aux figurines de bois ciselé, elles qui semblent toujours me regarder; alors j’ai compris que j’étais sur le point de quitter ce monde flottant où je passais mes journées entre songe et matérialité. Arriverais-je à vivre ailleurs qu’ici ? La porte s’est refermée et je me suis dit : « Chez moi, ce ne sera plus jamais Bali. »

Alors que j’attendais le taxi, un frangipanier au bord de la route sembla me murmurer dans un bruissement de feuilles : « Pourquoi quittes-tu Bali ? N’es-tu pas heureuse ? N’as-tu pas envie de prendre racine ici ? » Chaque jour de ma vie à Bali, je regardais avec émerveillement mon jardin. Ces bois aux lourds parfums, ces milliers d’oiseaux aux cris pleins de gaité ! Les idées semblaient pousser sur les arbres, avec la même facilité que les fleurs de frangipanier. « Tout est possible ! » Bali a été ma terre promise. Mais au fil des années, avec la même simplicité, cette inspiration m’a quittée.

Je monte dans le taxi, nous partons pour l’aéroport. Alors que le paysage des rizières défile une dernière fois devant mes yeux, j’entends au loin les singes de la Monkey Forest ricaner dans ma tête : « Tu t’es cassé les dents, c’est pour ça que tu quittes Bali ! » Je hausse les épaules. Doit-on forcément être malheureux pour partir ? Nous les expatriés, sommes-nous des fugitifs de la réalité ? Ceux qui vivent ici savent que les paradoxes pavent les rues : la beauté y côtoie la monstruosité, tout est simple et compliqué à la fois, et le succès peut tourner à l’échec avec la même rapidité que change le ciel.

Certains quittent Bali plein d’amertume, abimés et le cœur brisé. Ils doivent s’exiler, et ne jamais revenir dans ce jardin des divinités. Ils découragent les jeunes qui tentent de s’y implanter : « Méfie-toi, Bali va te ruiner ! » Je suis venue comme je suis repartie à Bali : avec une petite valise, le cœur léger, et la tête pleine de couleurs. Un jour, j’ai mis les pieds sur cette île et cette phrase m’est apparue telle une révélation : « C’est ici et nulle part ailleurs que je veux vivre ! » Et lorsque le moment fut venu de m’en aller, j’ai pensé avec la même simplicité : « Je n’ai plus rien à faire ici, il est temps de partir ! »

Ce qui a provoqué mon départ ? Eh bien, je dirais que c’est une morsure de fourmi. Au bout de quelques années de ma vie à Bali, je me suis mise à ressentir un étrange picotement dans les jambes. Je commençais à m’engourdir, j’avais des fourmis dans les pieds et je rêvais de contrées lointaines ! Le problème n’était pas Bali, mais le fait que j’avais besoin de changer. Or une chose que j’ai apprise en vivant ici, c’est qu’il ne faut rien laisser trainer : tout ce qui est immobile et stagnant attire des hordes de fourmis. Le monde m’appelait et je me sentais le désir ardent de voyager !

Alors que retentit le son du gamelan à la radio, je compris que c’est ce besoin de vibrer qui m’a toujours poussé à explorer. Je regarde ma valise. Ces trois années que j’ai passé ici ne tiennent plus que dans une petite boîte. Tous ces souvenirs, tous ces parfums, toutes ces couleurs allaient se couvrir d’une fine poussière. D’ici quelque temps, je dirai : « J’ai vécu à Bali, vous savez » et on me demandera des conseils pour organiser les prochaines vacances. Visiter l’île hors des sentiers touristiques, trouver un hôtel pas cher au bord de la mer. Et je répondrai : « Je n’en sais rien, le Bali dans lequel j’ai vécu n’existe plus désormais. » Je ne sais pas comment visiter Bali. J’y ai vécu, mais je ne le connais toujours pas. Je laisserai volontiers répondre à ma place ceux qui disent que l’on peut « faire Bali » en quelques jours.

Nous arrivons à l’aéroport. « Et où vas-tu donc aller ? » me dit mon porte-monnaie que je vide de ses dernières roupies. Je ne réponds rien et achète un dernier nasi goreng. J’en ai mangé des milliers, mais celui-là est unique car il a un goût de départ. « Vas-tu enfin rentrer dans ton pays, retourner à la vraie vie sur le tard ? » me dit le plat de riz avec indiscrétion. « Mais quel est cet endroit que tu peux encore appeler chez toi ? » me dit mon passeport que je tends à l’immigration.

L’avion décolle. Je pars commencer un nouveau chapitre à l’autre bout du monde. Je regarde une dernière fois mon île du ciel, et je la remercie. Merci de m’avoir donné la vie dont j’ai toujours rêvé. Merci de m’avoir dirigé vers le chemin de la liberté. Je ne vis plus à Bali, mais Bali vivra toujours en moi. Adieu Bali, je ne cesserai jamais de t’aimer.

Histoire et illustration de Kukukita

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