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Mes souvenirs de Bali, par Guy Chantepleur, 1938

Avec Guy Chantepleur débute la période du grand tourisme à Bali et la nostalgie d’un paradis fragile et menacé. L’auteur écrit dans la dédicace de son livre à son éditeur Gaston Calmann-Levy « …Qui a connu Bali dans toute la fraîcheur sauvage de sa beauté – naguère, quand le tourisme et les touristes l’ignoraient encore – j’offre ces images recueillies précieusement, ces impressions de là-bas… » De fait, il n’y eut guère de touristes à Bali, avant les années 20, avec des célébrités comme Charlie Chaplin ou Clemenceau qui se rendirent sur place peu après la Première guerre mondiale. Ils feront véritablement partie de ces pionniers comme les artistes peintres allemand Walter Spies, le Hollandais Nieuwenpkampf et bien d’autres européens qui lanceront la renommée internationale de Bali…« L’ultime paradis sur terre », dernier avatar de conception rousseauistes sur les bons sauvages. Et pourtant ces bons sauvages balinais hormis le fait qu’ils fournissaient de substantiels contingents d’esclaves très appréciés des Européens de Java, avaient bien fort mauvaise réputation avant 1908…

Déjà, dans les années 30, « il semble presque trop tard… ce sont “les dernières années” d’une société et d’une civilisation imaginées encore intactes avant l’inéluctable destruction du dernier “paradis” sur terre. » Cette conception devient d’ailleurs le leitmotiv de chaque visiteur étranger pour plus d’un demi-siècle et le reste dans une certaine mesure encore aujourd’hui. Les poncifs ont la vie dure… Quant aux « explorations » de Guy Chantepleur, elles ne s’écartent guère des programmes touristiques contemporains, hormis le fait que l’arrivée à Bali se faisait habituellement en bateau par Singaradja au nord de l’île alors qu’à partir des années 60, les touristes débarqueront plus commodément d’avions pouvant atterrir sur le nouvel aéroport au sud de Den Pasar.

A partir de 1908, on passe presque sans transition au mythe du Bon Balinais à partir du Balinais sauvage à la réputation peu fréquentable par ses coutumes barbares, notamment la crémation vivante des épouses des aristocrates locaux, l’affreux pilleur d’épaves face auxquels l’armée coloniale hollandaise ne fera pas de quartier, décimant à la mitrailleuse jour après jour les familles royales, les brahmanes, lors des fameux puputan ou massacres lors desquels la haute société balinaise est décimée et se suicide… pour éventuellement renaître dans une autre vie selon le cycle des réincarnations. Le caractère sauvage et spectaculaire des massacres entraînera des réactions outrées de la part d’une gauche intellectuelle hollandaise en Europe, ce qui conduira l’Etat hollandais à envoyer des administrateurs coloniaux bien formés pour tenter de rétablir un ordre social et religieux en coopération avec les quelques survivants brahmanes ou de l’élite aristocrate de l’île. Après la conquête militaire, la reconquête intellectuelle. A la lumière de cette laborieuse recomposition, la religion et la culture balinaise après 1908 sont-elles encore authentiques ou ont-elles été quelques peu réinventées, recrées, revues et corrigées avec la complicité d’Occidentaux pris de remords, ce qui pourrait expliquer en partie leur énorme succès au plan mondial ? Ce ne sont pas les questions que se pose Guy Chantepleur, mais celles que se pose un auteur australien, Adrien Vickers, historien et minutieux observateur de la culture balinaise contemporaine.

Guy Chantepleur suivra l’incontournable et immuable programme touristique de Bali : La danse du Barong et du Kecak, la visite aux temples de Besakih et Ulu Watu, le palais de Karang Asem, les grottes de Goa Lawah, Tampak Siring, sa foret d’arbres sacrés et ses singes, une crémation, les combats de coqs, et pour finir l’excursion au Mont Batour dont la dernière éruption remonte à 1926. Tous les ingrédients d’une visite touristique complète de Bali sont donc réunis… Au XXIème siècle, ce sont les mêmes, la mode du surf et du bronzage en plus, la visite du marché traditionnel étant remplacée par la déambulation dans les innombrables magasins de Kuta. On voyage avec un guide et l’agence de voyage fournit déjà la voiture… Guy Chantepleur fera néanmoins des observations plus approfondies que les actuels touristes, en général trop pressés, sur l’organisation sociale des communautés villageoises balinaises, les subak.

Un peu d’histoire…

« …La ligne subtile de notre voyage, d’abord parallèle à la côte orientale de l’Australie, a franchi le détroit de
Torres et s’est prolongée à travers les mers de l’Insulinde, au milieu des îles innombrables. Elle a passé sans arrêt, devant la Nouvelle-Guinée, elle a ignoré les Moluques et s’est détournée de Timor et de Flores, elle n’a touché qu’à peine l’étrange et tentaculaire Célèbes, elle a dédaigné l’énorme et sauvage Bornéo… Et voici qu’à proximité de tant de vastes terres aux noms prestigieux, c’est vers une île très petite, inconnue naguère du touriste et des cinéastes qu’elle s’est tendue soudain…Voici que, laissant à droite Java la Magnifique, le bateau qui nous porte a jeté l’ancre dans les eaux de Bali.

Bali ! Jusqu’à l’explosion coloniale de 1931, ces deux syllabes ne représentaient, je crois, pour la plupart de nos compatriotes qu’une vague expression géographique ; j’oserais presque dire que beaucoup d’entre eux eussent hésité quelques instants avant de découvrir sur la carte du monde, le point qui y correspond ! Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, des colons du Coromandel s’installèrent à Java et y introduisirent leur religion. Plusieurs états hindouisés s’y organisèrent. Bali devint le vassal de ces royaumes, celui du Madjapahit. Plus tard, les conquérants furent à leur tour vaincus. Pour échapper à la mainmise des Arabes et de leurs partisans convertis à l’islamisme et fanatisés, les habitants hindo-javanais du Madjahapit quittèrent en masse l’île de Java ; ils se réfugièrent dans l’île voisine et s’y établirent définitivement.

Ainsi, dès le XVème siècle, la population de Bali se mélangeat-elle dans de fortes proportions d’Hindo-Javanais. Les croyances, les institutions, les mœurs des nouveaux venus qui étaient celles du nombre et résultaient, d’ailleurs, d’une évolution plus avancée, s’imposèrent peu à peu au pays. Elles le marquèrent d’une empreinte profonde qui a subsisté. « …La population balinaise actuelle est en grande majorité composée d’Hindo-Balinais, descendants des Madjapahit wong, hommes du Madjapahit – comme on dit encore aujourd’hui – et des aborigènes de Bali ou Bali-Aga. Avec le temps, la masse des envahisseurs et des habitants primitifs de l’île se sont confondus à ce point qu’on a l’impression de se trouver devant une race unique. Cependant, on prétend que les Bali-Aga sans alliage se rencontrent encore dans quelques villages des montagnes où leurs ancêtres du XVème siècle, s’étaient sans doute, enfuis, effrayés par l’irruption des étrangers.

Les premières apparitions des Hollandais à Bali où les agents de la Compagnie des Indes orientales créèrent des comptoirs et traitèrent des affaires avec les princes indigènes remontent à la fin du XVIème siècle et au commencement du XVIIème, mais la prise de possession de l’île ne s’effectua guère que trois siècles plus tard et alors que Java était depuis longtemps colonisée. Elle ne se réalisa pas sans d’âpres et sanglantes luttes. La résistance suprême fut brisée en 1908. Avec les petits états provinciaux qui s’étaient soumis, des accords furent conclus. Puis, ayant défendu vaillamment leur indépendance, les Balinais de mœurs douces et tranquilles, se résignèrent à leur destin, l’acceptèrent. En 1914, les troupes d’occupation purent être retirées et remplacées par une milice policière : la pacification de Bali, sous la souveraineté hollandaise, était un fait accompli… »

Les premières impressions de Guy Chantepleur : les paysages

Le 4 avril, comme finissait la saison des pluies, nous avons atteint Bali par le Nord au port de Boedeleng. Les paquebots ne peuvent aller à quai et même ils sont tenus de mouiller à une distance assez considérable du rivage. Aujourd’hui la mer est calme, chose plutôt rare sur cette côte ou il advient parfois que tout débarquement s’avère impossible. Des maisons claires en bordure de la mer, d’autres plus éloignées qui semblent émerger de la verdure ; au fond, la muraille imposante des montagnes que coiffent des nuées sombres tourmentées, telle est notre première vision de l’île. Nous ne séjournons pas à Boedeleng, non plus qu’à Singaradja, capitale administrative de Bali et résidence du gouverneur hollandais. Aussitôt à terre, nous nous acheminons vers Den Pasar ou nous élirons domicile et qui sera le point de départ de nos excursions.

A l’office du tourisme, on s’empresse : – Votre auto est là, cette voiture blanche… Un indigène la conduit… Les Balinais sont de parfaits chauffeurs. La route qui conduit à Den Pasar suit pendant quelques temps la côte, puis s’en écarte pour gagner les montagnes, les franchit par une série de cols et dévale sur les plaines méridionales de l’île…Une course d’une centaine de kilomètres qui déjà nous familiarisera avec Bali.

« …Je regarde, je regarde… Toutes les richesses de la flore tropicale m’apparaissent, une végétation merveilleuse par sa vigueur et sa densité, des plantations qui ont l’air de forêts, des forêts (je ne sais quel autre mot employer et voudrais dépouiller celui-ci de ce qu’il évoque de trop sauvage) qui ont l’air de parcs de contes de fées, puis dans les éclaircies, sur les pentes ou le sol plan, d’innombrables rizières. Dans la plaine, les rizières ont à peu près le même aspect que nos champs de blé ou d’avoine, quand ils sont en herbe ; sur les hauteurs, elles forment des plateaux qui se suivent et s’étagent, des terrasses de verdure d’une fraîcheur délicieuse ou de larges escaliers d’eau que le soleil magnifie. »

« …La route de Den Pasar est très accidentée. Nous montons, descendons et remontons tant de fois, que je me demande si nous atteindrons jamais le versant méridional de la chaîne. Un moment, comme nous longeons une vallée à flanc de montagne, la pente qui nous fait face de l’autre côté comme la vallée elle-même, nous offrent un grand, un admirable paysage dont la principale beauté est d’être vert, d’un vert à la fois si riche et si nuancé que les mots me manquent pour en rendre tout ensemble la finesse et la somptuosité. Je songe à la splendeur de ses tapisseries qu’on nomme des verdures, mais il faudrait à celle-ci pour que le rapprochement soit juste, la fraîcheur de l’eau et l’éclat du soleil… Ce vert tout cru, ce vert absolu, ce vert violent à la vue qui nous éblouit comme une grande lueur, je ne l’avais jamais jusqu’à présent ni connu, ni même imaginé. Par place, il se module aussi, cependant, c’est la lumière qui en disjoint les tons… »

« …Les chiens sont nombreux à Bali et y vivent presque à l’état sauvage. Cependant chaque village en héberge, bon gré mal gré, toute une tribu, les scrupules religieux interdisant aux Balinais de détruire les animaux dont le corps a pu donner asile à une âme humaine ! »

Suite et fin le mois prochain…

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