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Le gardien des 39 clés de Bali

Qu’on se rassure tout de suite, nous ne sommes pas les seuls à ne rien saisir aux rituels qui rythment de façon incessante le quotidien des Balinais. La grande majorité d’entre eux n’en comprennent pas le sens profond non plus. Made Suradya nous explique en effet que les sudra, la caste inférieure qui constitue 85% de la population balinaise n’a pas accès à ce savoir détenu par « les nobles », comme il le fait remarquer dans son français excellent. Les brahmana, les ksatria et les wesia, c’est-à-dire les instruits, les guerriers et les propriétaires sont les seuls à connaître la signification des nombreux rites de cette religion complexe héritée de l’Inde.

La chance de Made, né il y a 43 ans à Singapadu, est d’avoir été élevé par un pedanda, (grand prêtre), auprès de qui il a montré tout de suite un grand intérêt pour sa propre culture. Cet enthousiasme l’a emmené plus tard à l’Université Udayana où il a obtenu un diplôme de Sastra Bali, (culture balinaise). Pourtant, dans cet univers balinais cloisonné, rien ne prédestinait cet enfant d’une famille très modeste à devenir un lettré, encore moins en langue française. Les hasards de l’existence en ont décidé autrement, jusqu’à la rencontre dans les années 80 avec le sociologue et théologien Jean-Louis Tristani et le musicologue Jacques Fassola.

A cette époque, Jean-Louis Tristani démarre un projet de dictionnaire balinais-francais et rencontre le jeune Made chez le pedanda qui l’a élevé. Entre les deux hommes, le courant passe et le sociologue suggère à Made d’apprendre le français à l’Alliance française qui vient juste d’ouvrir à Denpasar. Jacques Fassola, qui est depuis devenu un spécialiste de la musique balinaise, lui offre son premier dictionnaire indonésien-français. Made mettra près de trois ans à apprendre la langue de Voltaire, aidé par des cours particuliers que lui dispense l’ethnologue Jean Couteau (cf. La Gazette de Bali n°6, novembre 2005). Fort de cette nouvelle langue qu’il parvient à maîtriser et de sa connaissance encyclopédique de la culture balinaise, Made commence en 1990 à travailler comme guide touristique pour les francophones.

Au début, il opère beaucoup avec des touristes québécois et français. « La vie était facile car il n’y avait pas de compétition », se souvient-il aujourd’hui. Selon lui, si les Français apprécient la beauté de la nature balinaise, c’est surtout vers la culture qu’ils sont attirés. « Ils aiment découvrir les traditions, ils sont intéressés par la vie quotidienne », explique-t-il encore, autant de qualités qui trouvent grâce aux yeux de Made et différencient pour lui les Français des autres touristes. De plus, Made affirme également à contre-courant des idées reçues, que les Français « ne sont pas râleurs et sont même très polis » C’est de cette expérience de la curiosité insatiable des visiteurs français qu’est née l’idée des « 39 clés du paradis ».
On y apprend donc des choses passionnantes. On savait déjà que les prénoms balinais étaient attribués indifféremment aux deux sexes et qu’ils suivaient l’ordre des naissance jusqu’au nombre de… cinq ? Non six, ou alors peut-être… sept ? Grâce à notre Balinais francophone, nous savons maintenant qu’il y en a quatre : Wayan, Made, Nyoman et Ketut. Mais il y a aussi des synonymes, par exemple, pour Wayan, il y a Putu et Gede. Pour Made, il y a Kadek et Nengah, et enfin pour Nyoman, il existe l’alternative Komang. Enfin, comment différencier un Ketut masculin d’un Ketut féminin ? Par la particule I placée devant les noms de garçons, et Ni devant les noms de filles. Est-ce assez clair maintenant ?

Nous découvrons aussi que le nom de la tirelire balinaise (celengan) est dérivé du mot celeng qui veut dire cochon. Bien que d’une forme différente de celle de l’animal, sphérique et munie d’une poignée, elle suggère, comme les tirelires françaises en forme de cochon, que l’épargne est symbolisée ici aussi par l’engraissement du porc. Made nous rappelle que les maîtresses de maison balinaises « élèvent toujours un ou deux cochons ». Un animal facile à nourrir, qui pèsera 80 kg en près de 200 jours et se vendra autour de 800 000 roupies. « C’est par conséquent, la principale façon d’épargner », explique Made dans son livre.

Aujourd’hui, Made ne travaille plus comme guide car de graves problèmes de santé limitent ses activités physiques au strict minimum. Pour ce père de deux enfants, la vie se résume désormais à la seule activité intellectuelle. Made est professeur de français pour les guides qui souhaitent se spécialiser dans cette clientèle de curieux visiteurs qu’ils ont baptisé « orang olala » pour une raison que l’on devine facilement… Made écrit également des historiettes dépeignant la vie quotidienne de Bali pour différents journaux ou magazines, tels Cakrawala, Bali Post ou encore Lontar.

Bien qu’il ait fréquenté de nombreux universitaires et intellectuels français, Made répond dans son livre aux questions que nous nous posons sur Bali dans une langue simple et drôle. L’homme, qui jouit incontestablement d’un certain prestige dans son village de Singapadu, est loin d’avoir la grosse tête et affiche un sourire permanent malgré sa maladie. Ces « 39 clés du paradis », à l’origine il y en avait 40, mais le chiffre 39 est « beaucoup plus favorable », ont tout pour enchanter le lecteur francophone. Certes, l’ouvrage ne propose pas d’analyse critique et surfe parfois sur le politiquement correct lorsqu’il élude le fait par exemple, que les Balinais mangent les chiens en sate. Cela prouve en fait que l’auteur connaît bien les Français et qu’il n’a pas voulu les choquer. Made est donc un peu à la croisée des chemins et c’est ça qui fait toute la légitimité de son livre trans-culturel.

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