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Le dernier empire de la voile

Le voyage commence à Jakarta dans le port de Sunda Kelapa. C’est une histoire de mer, de marins et de bateaux. D’une mer sans tempête ou presque, de marins dont le plus grand courage est la patience sur un navire perdu dans le temps. Croisière jour après jour dans toute sa monotonie et dans toute sa splendeur. Journal de bord pour des milliers d’hommes, les marins de la dernière grande flotte de voiliers, ultime navigation marchande qui vogue ainsi par le monde des îles.

Phinisi, bateau parmi des milliers d’autres goél ettes ou navi res marchands dans l’archipel indonésien. Les phinisi constituent la flotte de deux peuples, les Bugis et les Macassars qui commercent d’île en île depuis des siècles, entre Sulawesi, Bornéo, Sumatra, les petites îles de la Sonde et jusqu’en Papua encore de nos jours. Ils sont le dernier souvenir et vestige d’un grand empire maritime qui eut ses comptoirs, ses colonies à travers un monde d’une superficie supérieure à celle de l’Europe, allant de la Thaïlande à la Papouasie, des Philippines jusqu’en Australie…

Aujourd’hui, le phinisi semble un peu égaré dans une autre époque mais reste un fer de lance du petit commerce d’îles en îles, du transport de biens de consommation courants, pour un coût bien inferieur sur la facture finale.

C’est à Jakarta que l’on voit le plus de phinisi, alignés, rangés dans un ordre bien précis. Des siècles que le port de Sunda Kelapa reçoit ces mastodontes de teck. Juste derrière, le muséum Bahari, vieille bâtisse hollandaise qui recèle de trésors d’informations sules expéditions, depuis le 16ème sièclede l’immense empire de Goa, aujourd’hui Makassar. Pour tout passionné de l’archipel, il est indiscutable qu’il faut aller à Tana Beru,dans cette île de Sulawesi, à la rencontre de ces formidables constructeurs de bateaux.Tana Beru, rien n’a vraiment changé depuis la fin des années soixante-dix, date de mes premiers séjours dans le sud de Sulawesi. Plage, village caché derrière les grands arbreet au milieu, des dizaines de bateaux en construction, commandés par des armateurlocaux, ou bien des îles environnantes, pour le transport local, ou commandés par lesociétés de tourisme de Bali, Manado ou Flores et qui iront voguer dans les petites îles de la Sonde. Tana Beru, un monde en soi, des artisans qui connaissent leur travail sur le bout du doigt, des experts en navigation, des marins !
L’Indonésie est le plus grand archipel du monde mais pourtant les sociétés traditionnelles sont plutôt tournées vers l’intérieur, vers la rizière, la forêt ou la montagne, demeure des di eux et des ancêtres. Seuls, au fil des siècles les Bugis et l es Macassars ont maintenu cette tradition de marins, de flottille entre les îles au mépris du piratage qui était monnaie courante aux dix-huit et dix-neuvième siècles. Pirates un peu eux-mêmes d’ailleurs, les eaux de la mer de Java ou de Sulawesi sont leur terrain de jeu, ils naviguent avec les étoiles qu’ils connaissent par cœur, apprivoisent les vents pour que le phinisi chargé jusqu’à la gueule puisse garder le cap ou, lors des calmes plats, s’assoupissent et attendent dans le silence pendant des heures…

J’embarque à Sunda Kelapa un beau matin de mai 1987 sur le «Sumber Bahari » qui fait voile vers Pontianak, capitale de Kalimantan (à l ’ouest de Bornéo). Le capitaine m’a permis de prendre place dans une petite cabine à côté de la chefferie, voyage gratuit pour moi, un étranger à bord du « Sumber Bahari », de surcroît avide de découvrir le monde de la mer des Indonésiens, ça fait plaisir à l’équipage. Je pourvois aux besoins en kretek de tout le monde.
La goélette sort péniblement du chenal qui conduit à la mer, chargée de 350 tonnes de ciment, les bords tutoient l’eau de seulement quelques dizaines de centimètres et un moteur n’est pas de trop pour la lancer vers le grand large. Après quelques kilomètres, moteur éteint, l’équipage hisse les voiles et le vent s’engouffre dans les carrés de terpal. Voyage lent, très lent même, le phinisi, tel un mastodonte, fend avec peine les eaux. Après plusieurs heures, plus aucune brise, la goélette est carrément arrêtée en pleine mer de Java. Rien à faire, attendre des vents plus propices, se reposer, manger, discuter, vérifier que tout est normal à bord… Un voyage qui va durer trois jours et deux nuits sur une mer d’huile avec quelques coups de vents la nuit pour atteindre enfin Pontianak, la ville des Dayaks. Dès l’arrivée, dans le port et après la paperasse obligatoire, les centaines de tonnes vont être déchargées par une armée de coolies et embarquées sur d’antiques camions vers les hangars du port. Le capitaine me dit qu’il reste à Pontianak une petite semaine, le temps de reprendre une nouvelle cargaison de bois meranti et il retraverse la mer pour Jakarta de nouveau. Je ne ferai pas partie du voyage, désireux de m’enfoncer dans les jungles de Borneo au plus grand regret de l’équipage avec qui j’ai passé trois jours merveilleux de discussions et donné beaucoup de kretek.

C’est cela la vie des Bugis ou des Macassars, traverser et retraverser la mer de Java, la mer de Célèbes ou de Flores, les détroits parfois traîtres avec hauts-fonds et récifs coralliens, avoir une force hors du commun pour hisser les voiles en tirant sur des bouts mouillés et tressés à la main, oublier le temps qui passe, les heures de tempêtes en saison des pluies où le phinisi tangue dans tous les sens au risque de déstabiliser la cargaison et de couler, les brûlures du soleil par calme plat, la nourriture et le logement souvent spartiate. Le marin respire au rythme du vent dont il apprend à connaitre le moindre des mouvements.

De ceux qui sont ici, ces marins, tous assez jeunes et mal payés, combien connaissent l’histoire de leur peuple dans un passé en partie devenu légende ? Pourtant dans le sud, ils furent de grands royaumes, ces domaines des Bugis et des Macassars.
A bord du « Sumber Bahari », les marins sont macassars, héritiers du royaume de Goa, homonyme de la célèbre ville indienne. Goa désigne le royaume qui s’étendait sur le sud de Célèbes, l’appellation donnée par les Portugais. Un état regroupant plusieurs villages naquit au quatorzième siècle sous l’autorité d’une femme. Ce petit état allait devenir la plus grande puissance de l’archipel. Il commença par soumettre ses voisins bugis avec lesquels il partageait les vastes plaines de la péninsule. A l’intersection de quatre mers, Goa possédait alors une grande tradition maritime et une importante flotte de commerce. C’est l’époque où sur l’île de Java, le royaume de Majapahit s’écroule, en 1518. Avec lui, la domination javanaise s’interrompt, sa flotte disparait progressivement des mers de Java, Bali, Flores. Les eaux indonésiennes attendant de nouveaux maitres. Une victoire européenne allait favoriser le développement du royaume de Goa. L’installation à Malacca d’un comptoir portugais, ennemi de l’islam, entraine la migration de commerçants malais, javanais, indiens, arabes, chinois et européens vers le port « libre » de Makassar. Sans persécution religieuse, réfractaire à l’idée de monopole, Goa va devenir à ce moment le grand port cosmopolite de l’archipel. Le royaume s’enrichit, sa flotte décuple et son commerce se développe dans toutes les directions.

Aujourd’hui, lorsque je navigue à bord de phinisi « relookés » bateaux de croisière, que ce soit dans la mer de Banda, à Raja Ampat ou dans l’archipel de Komodo, le soir au coucher de soleil, assis à l’avant sur le boute-hors à contempler la mer et ces îles du bout du monde, j’ai toujours une pensée pour ces navigateurs hors pairs de Sulawesi, marins d’un autre temps, qui continuent de perpétuer un art de la voile, un art de vivre, un espace de liberté unique. C’est encore cela l’Indonésie, une aventure inépuisable en ce 21ème siècle et c’est tant mieux pour le voyageur d’aujourd’hui, avide de découvertes dans le plus grand archipel du monde.

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