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Ah, qu’il fait bon être démocratique en Indonésie

« Dites-moi quel pays est plus démocratique que l’Indonésie ? », a lancé le vice-président Jusuf Kalla le mois dernier devant un parterre d’officiels régionaux réunis à Bandung pour la Conférence asiatique des religions pour la paix. Et d’étayer son propos de la façon suivante : « Même les Etats-Unis, la plus grande démocratie, n’a pas de jour férié basé sur une fête musulmane. » Jusuf Kalla avait expliqué auparavant à la tribune que l’Indonésie, qui n’a pourtant que 0,7% de bouddhistes, venait de célébrer comme tous les ans le jour du Wesak. Il avait aussi comparé la situation avec celle des Philippines, où 10% de la population est musulmane, et qui n’a reconnu l’Aid El Kebir comme fête nationale que depuis l’an dernier. La démocratie ne serait donc qu’une histoire de jours fériés distribués entre religions ? En l’occurrence, entre les religions connues dans l’Archipel ?

On reconnaitra au second du président Jokowi, qui exerçait la même fonction lors du premier mandat SBY, un sens inné de la formule choc et de la répartie agile. N’est-ce pas lui qui avait dit, lorsque Singapour et la Malaisie suffoquaient sous la fumée des feux de forêts de Sumatra, qu’il n’y avait aucune raison que l’Indonésie présente des excuses car « le reste de l’année, on leur envoie de l’oxygène et ils ne nous disent même pas merci. » Brillant esprit typiquement indonésien, Jusuf Kalla est un redoutable négociateur, entre impalpable mauvaise foi et vivacité locutionnaire incomparable, il représente un archétype de la rhétorique politicienne locale, jamais à court d’un argumentaire à développer, même à la limite du recevable, pour défendre l’esprit de clocher qui le caractérise, pardon… de minaret, dirons-nous avec malice.


Quid des violences contre les minorités religieuses et les athées ?

Il est indéniable que les six religions reconnues par l’Etat indonésien, l’islam, le protestantisme, le catholicisme, le bouddhisme, l’hindouisme et le confucianisme, ont toute reçu leur part de « tanggal merah  », ou jours fériés à célébrer à l’échelon national. Cela fait-il de l’Indonésie le pays le plus démocratique ? L’Indonésie d’aujourd’hui est évidemment plus démocratique que l’Indonésie de Suharto, et même que l’Indonésie de Sukarno. Mais l’Indonésie du 21ème siècle est surtout plus démocratique depuis qu’elle a instauré un système d’élections générales directes. Et cela n’a rien à voir avec les jours fériés d’origine religieuse, n’en déplaise au vice-président. Et puisqu’il parle de tolérance religieuse comme valeur étalon de la démocratie, est-il nécessaire de lui rappeler les violences perpétrées ces dernières années dans l’indifférence générale contre les membres de la minorité Ahmadiyah, celles qui ont visé les chiites, les églises brûlées, les emprisonnements d’athées pour blasphème, etc.

Alors, oui, on peut toujours faire une petite crise d’autosatisfaction de temps à autre, tous les dirigeants du monde en font. On connait aussi les vertus de la méthode Coué en communication politique. Rappelons quand même que ces valeurs de tolérance entre les cinq religions reconnues (six depuis la présidence de Gus Dur, qui a rajouté le confucianisme, un geste envers la communauté chinoise jusqu’ici persécutée) ne datent ni de la reformasi, ni des vice-présidences de Jusuf Kalla. Elles sont inscrites dans la constitution depuis 1945, elles ont été revendiquées pendant les errances politiques des années Sukarno qui y a même mélangé une version locale du communisme ! Et elles furent révérées aussi par la dictature de Suharto. Ces valeurs de tolérance religieuse sont-elles dès lors un produit de la démocratie à l’indonésienne ? Ou plutôt la condition sine qua non pour maintenir la paix dans un pays aussi disparate, patchwork de croyances et de cultures. Un pays inventé, rêvé, par ses pères fondateurs et qui est à l’opposé de la définition qu’on donne d’un pays « naturel », c’est-à-dire d’un pays à la population homogène définie par des frontières naturelles.

Pas d’Independence Day le 4 juillet par « respect » du ramadan
Par conséquent, les louables efforts de la République indonésienne pour maintenir sa cohésion nationale depuis sa création et ses vues pertinentes sur la nécessité d’une cohabitation pacifique des différentes religions présentes sur son sol n’en font pas nécessairement un pays « plus démocratique ». D’autant qu’on a bien vu en Occident, laboratoire de la démocratie depuis les Lumières, que les valeurs d’émancipation qui y sont liées fleurissent d’autant mieux que la religion est écartée des cercles du pouvoir et de la vie publique. Voir l’exemple français de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Et voir aujourd’hui avec quelle difficulté l’Hexagone tente de s’accommoder d’un retour du religieux, en l’occurrence l’islam venu des populations émigrées, dans sa sphère publique. Un développement qui prend aussi à contrepied les autres nations occidentales et qui rappelle que les commandements de l’islam sont généralement incompatibles avec le mode de vie laïc d’une société développée régie par les principes des Droits de l’Homme.

Est-ce pour faire allégeance à cette montée en puissance de l’islam que l’ambassade des Etats-Unis à Jakarta a annoncé cette année qu’elle ne fêterait pas l’« Independence Day » le 4 juillet, mais le 4 juin, par « respect » pour le Ramadan ? Laissant curieusement la France s’engouffrer dans cette date pour les festivités de son « 14 juillet » à Bali… Cette « soumission » à l’islam, comme certains l’ont décriée aux Etats-Unis, s’est accompagnée des compliments de l’ambassadeur américain Robert O. Blake envers les progrès démocratiques de l’Indonésie. Des compliments qui n’arrêtent pas de pleuvoir sur l’Archipel tant le pays est devenu le symbole aujourd’hui de cette alliance si rare entre islam et démocratie. Il y a 57 pays musulmans dans le monde, quel autre que l’Indonésie, plus grand pays musulman par sa population, peut mieux symboliser cet espoir ? La Turquie ? La Tunisie ?.. Jusuf Kalla a bien évidemment la réponse à l’heure où dans l’Archipel commence à prendre forme un concept qui fait un distinguo entre l’islam « nusantara », celui des Indonésiens, qui serait tolérant, et l’islam « arab », celui du Moyen-Orient, qui est tout le contraire.

Cette position de modèle que son pays occupe sur la scène internationale n’échappe pas au vice-président Jusuf Kalla bien évidemment. Il a d’ailleurs déclaré récemment durant une visite dans une école coranique de Sulawesi qu’il remerciait dieu que « contrairement aux gens des pays arabes qui sont confrontés à une forte prévalence de guerre civile, les Indonésiens goûtent une existence pacifique et harmonieuse. » Il a ensuite expliqué que tous les éléments de la nation devaient préserver cette existence harmonieuse. « Quels que soient les moyens militaires ou policiers mis en œuvre, ils seront inefficaces [à combattre les idées radicales]. Elles doivent être combattues par une idéologie, celle d’un islam modéré qui se positionne de façon neutre », a-t-il expliqué.

Cet « islam modéré et neutre » que le vice-président appelle de ses vœux serait-il pour autant compatible avec les principes de base de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme par exemple ? Rappelons que l’Indonésie, sous la présidence SBY, avait très sérieusement proposé aux Nations Unies d’instituer internationalement un délit de blasphème. Rappelons également que la ville de Banda Aceh, dans la province indonésienne d’Aceh, qui est régie par la loi islamique, vient juste d’imposer un couvre-feu pour les femmes à partir de 11H00 du soir après leur avoir interdit l’an dernier de monter à califourchon sur un deux-roues. Alors, si l’Indonésie est peut-être ce que le monde musulman a de mieux à proposer en termes de société démocratique, comme l’affirme avec à-propos le vice-président Jusuf Kalla, et qu’elle doit continuer à être encouragée pour cela, comme ne manquent pas de le faire les pays occidentaux, à se comparer facilement et avantageusement aux pires régimes du Moyen Orient, va-t-elle pour autant convaincre qu’elle fait partie du meilleur des mondes… démocratiques ?

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