Accueil Histoire

Visite à la cour du sultan de Djokjokarta en 1866

Rencontre du Duc de Penthièvre, fils du prince de Joinville et la maison d’Orléans, accompagné par le Duc de Beauvoir, et du Sultan Hamengkoe Bouvono Seriopati Ingalogo Ngadoer Rachman Saïdin Panatogomo Rali
Fatolah VI, empereur de Djokjokarta. Extraits de « Voyage autour du monde » par le duc de Beauvoir, récit édité par la librairie Henri Plon à Paris en décembre 1872.

« La réponse impériale est promulguée… Nous serons reçus en grande pompe par l’Empereur de Djokjokarta. N’ayant connu que le galop pour
allure, nous n’avons cessé d’avoir une avant-garde et une escorte de vingt « dragons javanais ». Montés sur de charmants poneys, habillés de vert et de rouge, coiffés de grands casques en carton que surmontent des aigrettes flamboyantes, nos dragons ont galopé autour de nous en faisant
force de fantasias. Par moments quelques casques se renversaient, les jupes volaient au vent et les bras imitaient les ailes d’un moulin : tout cela ressemblait bien un peu à une bande de singes faisant de la voltige sur des chiens, mais ce n’en était pas moins charmant. A tous les relais, nouvelle escorte prête à crever ses chevaux pour nous rendre honneur. Depuis Semarang, nous n’avons eu qu’une seule étape, la jolie bourgade de Salatiga où nous avons été logés à la résidence et fêtés par les officiers de la garnison qui parlent français comme nous…

Notre voyage devient une procession honorifique ; les routes sont balayées, les populations en langoutis de fête. Précédés d’une musique indigène phénoménale, nous arrivons sous le porche de son palais. Une troupe de
Princes vient chercher la lettre de félicitation destinée à Hamengkoe Bouvono, qui est remise au Premier ministre qui la passe au capitaine des
gardes. Elle est enveloppée dans un sac de soie jaune (couleur princière ici) et déposée sur un plateau d’or. Le capitaine, alors, devant la foule accroupie à perte de vue, descend solennellement les gradins de marbre, et la porte jusqu’à la voiture qui attend. La merveilleuse voiture est une sorte de sucrier pointu, peint en jaune, perché sur seize ressorts, précédé d’un échafaudage en fil de fer qui sert de siège à un cochet juché ; le tout traîné par six poneys blancs caparaçonnés, et escorté d’un escadron de cavalerie nu-pieds, avec éperons et en jupons. L’officier, après avoir grimpé les huit marches du marchepieds pantelant, s’installe dans ce monument avec un sérieux que je lui envie, et le front haut et découvert, l’oeil fixe, les bras tendus, il tient en l’air la lettre sur son plateau, comme si c’était l’ostensoir et le Saint Sacrement. Respect, silence, prosternement de toute la population. Les fronts sont contre terre, on entendrait une mouche voler. Je confesse que je suis pris d’un fou rire dont les contorsions contenues me font à la fois souffrir et pleurer. Le cortège se met en marche : le sucrier attelé est en tête, sous l’ombre du payong doré impérial, déployé au haut d’une hampe de quatre mètres. Nous suivons avec onction dans les voitures du Résident, et, à un kilomètre derrière nous, j’aperçois encore le flot mouvant des Princes, vizirs, radjahs et adiepaties javanais. Telle devait être la pompe de la reine de Saba venant rendre visite au bon roi Salomon. Bientôt nous arrivons aux murs de « Kraton » ; les portes antiques crient sur leurs gonds, et la cité intérieure et sacrée nous apparaît. Pensez que le Kraton contient dix milles personnes. C’est le Versailles de Louis XIV malais, la ville de palais où il entasse ses seigneurs, ses femmes et ses valets. Excepté son harem, tout le monde accourt, se range en bataille, forme la haie, et s’incline le nez dans la poussière. Nous mettons pied à terre devant les « deux arbres sacrés », les Warringings (géants aux mille contreforts, symboles de haut rang). Solennellement à l’ombre des parasols verts portés
derrière chacun de nous par un radjah à kriss d’or, à casque doré, à jupe écarlate ; nous efforçant d’avoir une démarche majestueuse dans cet apparat asiatique, nous traversons en pompe une série de douze cours
intérieures, entourées de superbes terrasses. Chaque portique est gardé par un piquet de l’armée impériale, la lance au bras, la jupe nouée aux reins, le turban noir et or noué sur la tête. Les musiciens indigènes drapés dans de longues robes rouges, exécutent le plus oriental des charivaris, et la flûte en bambou, longue de deux mètres et demi, fait merveille. Nous passons devant des monstres de bronze datant des siècles les plus reculés, devant des pièces de canon servies par des artilleurs dignes de ceux de l’an 1346, et devant la cage où rugissent les tigres de combat.

L’étendard représentant un oiseau fantastique, brodé en or, s’abaisse devant nous à chaque gradin, et Saint-Georges terrassant le dragon n’était pas plus martial que le soldat couleur chocolat, orné d’un casque de carton enluminé,
qui pique la lance en terre sous nos pas. Nous sommes reçus au coeur du palais, dans une vaste cour, par le gros de l’armée qui parade au milieu d’une nouvelle population prosternée ; et devant nous échelonnés en cascade sur les gradins d’un vaste escalier en marbre blanc, sont accroupis les quatre cents princes que nous avions vus si brillants tout à l’heure. Cette fois, par respect pour le maître, ils sont nus jusqu’à la ceinture, une longue queue-de-cheval est dénouée dans leur dos. C’est l’entrée du palais des femmes du Sultan : trois mille Javanaises y font le service impérial… les deux grandes maîtresses sont sur le seuil : de là, le coup d’oeil est splendide… Cette cour est un rectangle de quatre à cinq cents mètres de profondeur, entouré d’une colonnade : elle est remplie de plusieurs centaines de radjahs accroupis en cercles réguliers suivant leur rang, et montrant au soleil leurs demi pains de sucre argentés, leurs bustes nus, leurs armes étincelants. A gauche, sont des centaines de beaux-frères, cousins et neveux. Au fond, sur une sorte de trône, est sa Majesté le Sousouhounan- Pakoe-Saïdin-Panatogomo IX. Il a vingt-huit ans, une taille svelte et distinguée, le teint vert pâle, de grands yeux hagards et d’énormes sourcils peints. Sa coiffure est en soie noire à stries d’or : son juste au corps est orné de broderies d’or qui enchâssent mille diamants de la plus belle eau ; il porte au côté des décorations de fantaisies, d’admirables joyaux, et la croix du commandeur du Lion néerlandais. Sa longue jupe scintillante, des pierreries superbes dans les cheveux, aux oreilles, aux mains et aux pieds,
son kriss, dont le fourreau jette des feux inouïs, le font briller comme dans un magique tableau vivant, avec l’expression la plus pachalique et la plus efféminée.

Vingt jeunes servantes derrière lui, semblent vouloir relever l’éclat de leur puissant seigneur et maître ; mais leurs vêtements brillent par leur absence. Puis, quatre nains et quatre bouffons, dans le plus curieux attirail, se tiennent blottis à leurs pieds comme des chiens de faïence. Infirmes officiels et bayadères officieuses : pelotons de mandarins en vert, en bleu, en rouge, qui sont porte-feu, porte-mouchoir, portecrachoir, porte-thé, porte-café, porte-parfum et porteboulette ; fils nés régulièrement, à raison de deux par
année, se prosternant le torse nu devant la majesté paternelle ; cousins et neveux au nombre de trois cents, alliés à ce père unique par la multiplicité des mariages ; enfin grands seigneurs et officiers, au nombre de quatre mille, étendus à quatre pattes, sans proférer un son, sans oser lever les yeux autour du « pendoppo » : tel est l’étrange ensemble qui est en ce moment offert à nos yeux éblouis ; telle est la cour à demi fabuleuse que nous voyons en franchissant le dernier gradin du tabouret de marbre. Nous sommes encore les seuls auxquels il soit permis de demeurer debout au milieu de cette moisson humaine qui semble fauchée aux pieds de son maître.

Le Résident, alors englouti dans son faux-col et dans ses galons d’or, nous donne le signal : nous nous confondons de part et d’autre en une série de révérences périodiques ; en bon courtisan, chacun s’incline et « courbe son échine autant qu’il la peut courber ». Comme s’il était pris d’une violente quinte d’éternuements. Cela dure fort longtemps, et je me répète en moi-même cette phrase qui me revient des contes de l’enfance : « Grand Mogol, je me jette à vos pieds, sans rire ni pleurer ». Oui, sans rire, croyez-le bien, mais ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Le Sousouhounan fait asseoir le Duc de Penthièvre à sa droite, le Résident à sa gauche ; je me tiens sur le côté, vis-à-vis de deux oncles de Panatogomo, dont l’un fait
exécuter les plus épouvantables grimaces à sa vieille figure couleur jus de tabac : c’est qu’il a avalé de travers sa boulette de bétel, et le moment est mal choisi. Pendant qu’une des nymphes de service présente un crachoir d’or au malheureux qui s’y délecte en éternuements, le Résident traduit nos compliments. Alors le Sultan donnant à tous ses traits les jeux étrangers et vifs que possèdent au plus au point les physionomies orientales, répond que « l’arrivée du Prince dans son Empire le jour de la naissance d’un de ses fils est le signe d’une bonne étoile pour le jeune enfant, et qu’il ne nous laissera point partir sans nous le faire toucher, afin que notre main lui porte bonheur ». Puis il fait du doigt un léger signe à l’un de ses fils, qui relève aussitôt la tête, vient en rampant littéralement jusqu’à ses pieds, et, sur un mot, court
jusqu’au parc d’artillerie, et le canon tonne…

Alors au fond de la vaste cour, à plus de trois cents mètres du trône, une porte écarlate s’ouvre toute grande, et les cent cinquante envoyés du Sultan de Djokjokarta s’avancent. Ce cortège met à arriver un temps infini ; les yeux fixés contre terre, le buste exposé aux rayons dardant du soleil, rampant sur les genoux et sur les mains, les illustres ambassadeurs de l’Empire voisin se traînent jusqu’au pendoppo. Là, joignant les mains et, en signe de prière, les portant verticalement dans le plan du nez avec le pouce sur la bouche, ils se prosternent cinq fois avec un ensemble théâtral et entonnent leur compliment sur un rythme cadencé. L’énumération des titres, seigneuries, pachaliks des deux Empereurs prends trois quarts d’heure ; la félicitation en elle-même, au sujet du trente-troisième fils, est faite en moins de deux minutes. Notre Sousouhounan lit avec religion la lettre enveloppée de jaune et écrite sur soie jaune, remercie d’un signe majestueux qui semble foudroyer toutes les têtes des députés ; leurs demi-pains se sucre de bleus et blancs (signe de race noble distinguant les officiers) restent désormais inclinés jusqu’à terre et immobiles. Un nouveau signe du maître fait avancer les demoiselles porte-cave à liqueur, et, à genoux à nos pieds, elles vident leurs amphores bizarres dans des timbales d’or ciselés. Pour la plus grande gloire du prophète, le bon musulman avale ses dix coupes de porto et de bordeaux. Mais voici le moment où notre réception, déjà si extraordinaire, devient palpitante : en route pour le harem… Le Sousouhounan va causer une surprise à celles qu’il aime, et faire franchir pour la première fois à des Européens ce seuil sacré du bonheur conjugal.

Nous ne tardons pas à entrer dans la salle la plus étrange, où nos yeux dévorent un fouillis de dorures, de nattes, d’arabesques, de lits historiés et aluminés ; là s’élèvent à l’intérieur des escaliers tournants de bois de santal, des petits pigeonniers, sortes d’autels hauts perchés, autour desquels brûlent des parfums suaves dans des coupes suspendues et voilées légèrement par la fumée qui se perd en tourbillons. Dans cette salle qui peut avoir cent cinquante mètres de profondeur, il y a comme des vallées et des montagnes : les boiseries, ciselées à jour, en font un labyrinthe, et des femmes effrayées y circulent comme des ombres fugitives. Mais le Sultan appelle et nous avons devant nous l’essaim, charmant par la jeunesse plus que par la couleur, de ses quarante femmes, vraies poupées de cire bien luisantes, toutes souriantes à son égard et langoureuses dans leurs poses ; leur buste élégant et fait au moule n’est orné que de colliers de joyaux ; un sarong rose est noué sur leurs hanches. Je crois rêver, en vérité, emporté par un songe des Milles et Une Nuits. Mais les vagissements d’un enfant me prouvent bien que je suis sur terre et que tout cela est réalité : le trente-troisième fils nous est apporté. Il est aussi criard et aussi laid que les enfants âgés de vingt-six heures sous toutes les latitudes : nous l’honorons d’un cordial « shake hand », la bénédiction promise, qui le fait crier mille fois plus. Le Sultan paraît ravi : de centaines de servantes passent leurs têtes curieuses par-dessus les corniches des meubles enluminés et au travers des barreaux et des sculptures mythologiques d’escaliers tournants qui s’élèvent jusqu’au plafond.

Le Sousouhounan nous présente à sa mère et à quatre bonnes vieilles momies qui étaient aussi femmes de feu son père ; puis vient le tour de ses filles, dont la plupart ont pour toute parure une parure de diamants… Nous
avons beau sourire le plus aimablement du monde, notre présence leur cause une peur effroyable. Elles sont au nombre de quarante-huit : le sultan s’étant marié à douze ans, cela lui fait une moyenne de trois filles par an à ajouter à celle de deux fils. Le Sultan nous montre par ses mille caresses qu’il adore ses enfants.

Après quatre heures de séjour dans la cité sainte, nous nous inclinons respectueusement devant la triple rangée des femmes de notre hôte, et nous saluons ce peuple mystérieux que nos regards furtifs n’avaient cessé de pénétrer : les sourires s’envolent, le Sousouhounan nous guide, et, de colonnade en colonnade, nous regagnons la terre des profanes.

Si l’on m’avait dit, il y a deux ans, que je verrais un sultan, son harem et son peuple prosterné, j’aurais cru à une promesse folle. Ce soir, je crois au bonheur. Ah, le joli pays et le joli voyage. Quelle splendeur que celle des
cours orientales. On se sent transporté dans un autre monde : les parfums vous enivrent ; les costumes sont étincelants comme les étoiles dans l’azur du ciel. Cette nature luxuriante, cette vive lumière, ces palais de marbre, ces danses fantastiques, que de merveilles pour ceux qui sont nés dans la vieille Europe. »

Extrait de « Les Français et l’Indonésie », Bernard Dorléans, éd. Kailash

LAISSER UNE RÉPONSE

Please enter your comment!
Please enter your name here