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Un spectacle sanguinaire

Proche d’un campong commandé par un Chinois, Adolphe Combanaire assiste à une chasse des plus sauvage.

Nous dûmes presser la marche, afin d’arriver au campong avant la nuit. C’est le Chinois qui nous en fit les honneurs : trois énormes boîtes en bois dur, dont une face est garnie de grosses barres de fer, attirent mes regards. Ce sont les cages qui serviront à mettre les orangs-outangs qui seront capturés. Le Chinois n’a aucun doute sur la réussite de l’entreprise : il m’insinue simplement qu’il espère que la chose se passera sans mort d’homme. (…)
Ils sont une dizaine ; deux ou trois femelles ont des petits. Quand elles se déplacent, ceux-ci se logent sous le ventre de la mère, leurs deux bras enserrant le cou et les jambes, en se cramponnant autour du corps de l’animal qui évolue alors avec une infinie précaution.
Un des orangs-outans, surtout, semble énorme ; il doit mesurer bien près de un mètre soixante. Fatigué sans doute de pousser des rugissements écourtés, il s’est installé à la fourche de deux branches, et se contente de montrer les crocs qui me laissent à songer que l’affaire ne se passera pas sans accidents. Plusieurs adultes qui, sans avoir sa tête énorme, sont cependant d’une belle dimension, se sont groupés près de lui.
Une troupe de Dayaks s’acharne maintenant, avec des haches, sur l’unique tronc resté debout : je suis étonné que les singes n’essaient pas de sauter sur les hommes qui menacent ainsi leur dernier refuge.
Le Chinois m’affirme que les orangs-outangs ne quittent un arbre que lorsqu’ils ont la certitude que celui-ci va s’effondrer.
L’action se précipite. Un chef dayak fait éloigner les femmes et les enfants, qui encombrent les abords et gêneraient l’action des hommes, qui ont formé un vaste cercle. Ils sont là une soixantaine : la totalité de deux campongs. A côté d’eux, je remarque deux grandes perches, plusieurs fourches d’un bois solide, et même un filet.
Je continue d’observer les orangs-outans ; maintenant ils sont groupés sur les hautes branches et semblent se concerter sur la conduite à suivre. Le dénouement approche. Le Chinois circule à la ronde et donne, à chaque homme, une pognée de poivre très finement moulu. A tout hasard, je vérifie les charges de mon fusil.
Tout à coup une clameur s’élève : l’arbre, attaqué de plusieurs côtés, commence à pencher. Comme s’ils n’attendaient que cette indication pour être certains qu’ils ne peuvent plus trouver le salut que dans la fuite, les orangs descendent précipitamment du tronc.

C’est le gros qui précède le reste de la troupe, en retournant de temps en temps la tête, comme pour se rendre compte du nombre d’ennemis qu’il va avoir à combattre.
L’instant est solennel. Je regarde les Dayaks. A voir l’énorme bête qui, sans doute, va vendre chèrement sa liberté, j’ai nettement la vision que quelques-uns vont payer de leur vie une entreprise aussi audacieuse. Mais pas un ne bronche : il me semble que chacun voudrait avoir l’honneur de réduire à l’impuissance la bête velue qui va, la première, engager la bataille.
Après une seconde d’hésitation, l’orang vient sauter à terre ; je ne le vois plus, puis je l’aperçois qui se dirige rapidement, à quatre pattes, vers les Dayaks, dont une quinzaine barrent la route par où il veut fuir. Arrivé près d’eux, il se redresse alors de toute sa hauteur, étendant vers le groupe ses bras velus qui, semble-t-il, vont broyer têtes et membres. Le spectacle est inoubliable. Avec un incroyable sans-froid, les Dayaks les plus rapprochés lui jettent, en plein visage, leur fine poussière de poivre ; l’orang-outan, subitement aveuglé, pousse un effroyable rugissement et étend, au hasard, ses grands bras, dont l’un saisit un homme qu’il culbute. Vingt Dayak forment maintenant le cercle autour de lui : chacun de des bras est saisi, par derrière, par cinq ou six hommes, tandis que d’autres lui passent autour des jambes de solides rotins ; il retombe alors sur les quatre pattes, en dégageant un bras qui envoie rouler au loin ceux qui le maintenaient ; sa masse effrayante se redresse à nouveau pour une suprême défense. Le poivre a déterminé une cécité momentanée, et il ne voit pas qu’une fourche adroitement dirigée vient d’enserrer son cou puissant, tandis que ses agresseurs se ruent à nouveau et lui paralysent les bras. Ne pouvant se dégager, il mord à pleins dents
la fourche qui en craque ; mais il est trop tard : une solide ligature vient de la changer en étau, et sous l’effort d’une furieuse poussée, il s’écroule sur le dos, rugissant de rage d’être vaincu et de la douleur de ses yeux aveuglés.
Tout entier absorbé par cette lutte disproportionnée de vingt hommes contre un bête, je ne me suis pas aperçu que tous les singes avaient suivi le premier, et que des combats s’engageaient autour de nous. Un orang-outang, imparfaitement aveuglé par le poivre, s’est dégagé et fonce sur un groupe. Deux hommes lui barrent la route avec une perche dont ils tiennent chacun un bout. Prompt comme l’éclair, le singe, qui s’est redressé, la saisit des deux mains, les Dyaks poussent de toutes leurs forces en avant, et l’orang, culbuté en arrière, est ligoté en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
Une femelle, ne voulant pas abandonner son petit, a été traversée de part en part par une lance. Elle est couchée sur le sol, défiant encore la meute humaine qui l’entoure : d’une main, elle serre sur sa poitrine son petit, qui crie d’épouvante ; de l’autre, elle ramasse machinalement les herbes qi sont à sa portée, afin de boucher l’énorme blessure qui lui a déchiré le flanc.
Le spectacle devient affreux : elle porte sa main inondée de sang sous son nez et la flaire, semblant se demander quelle effroyable chose vient de se passer. Je ne saurais voir ça plus longtemps : je fais agrandir le cercle et, d’un coup de fusil qui lui fracasse la tête, je mets fin à ses souffrances. Son petit hurle maintenant de douleur : se sentant mourir, la mère serre frénétiquement l’être qu’elle voudrait encore pouvoir protéger et défendre. Brutalement un Dayak l’arrache, rouge de sang maternel ; le singe essaie de mordre, mais un coup de matraque l’assomme ! Quand je reviens vers le groupe principal, j’ai envie de gifler le Chinois qui emploie tous ces gens à une si vilaine besogne.

Adolphe Combanaire
( Extrait d’Au pays des coupeurs de tête – A travers Bornéo )

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