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Un photographe en terre inconnue

« Je dois absolument développer mon imagination », affirme ce Javanais de 53 ans, natif de Solo, en préambule à l’interview. Il estime d’ailleurs ne pas être le seul à devoir faire cet effort d’imagination puisqu’il va offrir le livre de l’exposition à plusieurs dignitaires musulmans du pays. Signataire en 2006 de la pétition contre la révision de la loi sur la pornographie, Darwis Triadi n’est cependant pas un provocateur, ni un marginal. Tout ce que compte l’archipel de « riches et célèbres » a un jour rêvé de se faire tirer le portrait par cet ancien pilote de ligne devenu photographe de mode et ami des stars. Aujourd’hui au sommet de son potentiel commercial, Darwis Triadi assure qu’il a désormais tout le temps et l’argent nécessaires pour se consacrer à sa carrière artistique.

Si l’exposition « Terra Incognita », qui montre des nus féminins en noir et blanc dans des paysages et des ruines hindo-bouddhiques a pu avoir lieu à l’hôtel Four Seasons de Bali, ce n’est pas par hasard. « Pourquoi Bali est-il l’endroit le plus évolué d’Indonésie ? Parce que l’état d’esprit des Balinais est différent, ils sont plus tolérants », explique le photographe qui affirme qu’un tel projet n’aurait pu avoir lieu ailleurs. Toutefois, cette « Terra Incognita » est demeurée volontairement très incognito… La galerie du palace de Jimbaran, de par ses dimensions modestes et son accès lointain, reflète bien toute la mesure qui a entouré cet événement confidentiel par nécessité. D’ailleurs, aucun organe de presse indonésien n’a été convié à l’inauguration, à l’exception du très « pro-occidental » et anglophone Jakarta Post.

Ce n’est pourtant pas la première fois que l’artiste montre des nus. En 2004, une exposition baptisée « Body Part », regroupant des photos d’actrices et de chanteuses déshabillées, s’était tenue discrètement dans un grand hôtel de Jakarta. Visibles uniquement sur invitation, ces clichés, comme ceux de « Terra Incognita », ne montraient bien sûr aucun visage. En prenant le risque d’exposer ses oeuvres dans un tel contexte juridique, le photographe place donc tous les intervenants sous le coup de sanctions éventuelles. Le propos serait-il de marquer un précédent, de créer une sorte de jurisprudence ? Darwis Triadi dénonce toute politisation, même s’il reconnaît que son travail ne peut échapper au débat public dans la reformasi d’aujourd’hui. « A dire vrai, la culture javanaise est fondamentalement tolérante et ouverte », commente-t-il.

« Voir la lumière, sentir la lumière », est la formule qu’il aime utiliser pour décrire son travail. Darwis Triadi est sans conteste un virtuose de la lumière photographique, en témoignent ces images en infrarouge de « Terra Incognita » qui ne sont pas sans rappeler celles de « Sex and Landscapes » d’Helmut Newton, un de ses maîtres. Il cite également Irving Penn, David Hamilton, Edward Steichen et Patrick Demarchelier parmi ses influences les plus caractéristiques. Autodidacte, il s’est perfectionné dans la maîtrise de la lumière en faisant des stages en Allemagne et en Suisse au début des années 80. Avec une épouse mannequin et un goût prononcé pour la mode, c’est tout naturellement qu’il a fait son chemin dans ce milieu, alors en plein boum dans le Jakarta des années 80. En 2002, il a ouvert dans la capitale une école de photographie dans laquelle sont déjà passés près de 4000 étudiants de toutes nationalités et il vient de lancer cette année « Indonesian Photographer », un magazine bimestriel.

Darwis Triadi avoue détester le numérique mais il ajoute avec bon sens : « on ne peut arrêter la technologie ». D’ailleurs, il se fait un point d’honneur à limiter au maximum l’editing de ses images sur ordinateur afin de préserver la pureté et la magie de l’instantané. Une magie qui a accompagné sans aucun doute les prises de vue de la série « Terra Incognita », ne serait-ce qu’en raison des risques encourus. Il suffit d’imaginer un photographe, un modèle et un assistant lâchés dans les campagnes de Java et Bali et dans les ruines de temples anciens, à la recherche de cet instant de quelques secondes où la jeune femme va pouvoir s’exposer nue à l’insu d’éventuels badauds outragés… « Chaque matin avant les séances, j’ai prié, j’ai demandé à Dieu de me guider », confie-t-il.

Si Darwis Triadi, le photographe des stars, avance aujourd’hui en précurseur du nu en Indonésie, c’est aussi parce qu’il a su décharger au maximum ses images de toute tension sexuelle, privilégiant la rhétorique de l’art qui sublime et faisant ainsi preuve de pragmatisme dans le climat moralisateur actuel. Rien à voir avec la jeune photographe Wulan Mei Lina qui, à Bali, produit des photos érotiques et fétichistes avec des jeunes Indonésiennes amateurs recrutées dans la rue (cf. La Gazette de Bali n°16 – septembre 2006 et ce numéro). Mais Darwis Triadi affirme qu’il ne va pas en rester là. Il promet de travailler encore et encore à l’exploration photographique du corps féminin et pense déjà à une série recréant le Bali du passé, celui où les femmes vivaient seins nus.

En attendant, le livre de l’exposition « Terra Incognita Tropicale» est publié en tirage limité par l’éditeur français de Singapour, « Les Editions du Pacifique ». Vendu ici directement par l’artiste, car il serait impensable de le distribuer par le réseau habituel des libraires, ne doutons pas qu’il finira dans les mains des grands décideurs de ce pays. En effet, de nombreux hauts fonctionnaires indonésiens sont déjà acheteurs de ces clichés, l’ancien président Habibi et l’ancienne présidente Megawati font partie de ses admirateurs inconditionnels et bien évidemment tout le gratin du showbiz et de la mode va s’arracher ce livre semi-clandestin…

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