Des cerfs-volants en papier dans le ciel embrumé de Jakarta, une bande de garçons, nu-pieds, qui s’amusent à les faire voler, un bidonville, comme terrain de jeu, au bord d’une voie ferrée. Ce jour-là à Galur, l’un des quartiers les plus défavorisés de la capitale indonésienne, les touristes de passage ont assisté au passe-temps favori des enfants. Il n’y a qu’à lever les yeux : les toits et lignes électriques sont pleins de losanges froissés que des coups de vent ont fait s’échouer. « Cela change des plages de Bali et de ses hôtels de luxe. Ces visites au cœur des bidonvilles nous sensibilisent vraiment, on partage un instant le quotidien de ces gens qui ont besoin d’être aidés », confie Ivar Schou, un Norvégien installé à Bali, participant d’un jour à une excursion hors du commun.
Depuis le début de l’année, le « Jakarta hidden tour » promène les touristes du monde entier là où ils n’oseraient pas s’aventurer. Quartiers insalubres, ruelles étroites, décharges à ciel ouvert et populations en survie, c’est cette « face cachée » de la mégapole indonésienne que l’ONG Interkultur veut faire découvrir à travers trois circuits touristiques. Au programme, les quartiers de Galur, Kota et Ciliwung. « Le but est de montrer le vrai Jakarta. Pas celui des buildings ou des immenses centres commerciaux, mais celui de la pauvreté, celui où la moitié de la population vit avec moins de deux dollars par jour », explique son fondateur Ronny Poluan, agacé par un tel niveau de contrastes.
Les visites se font par groupes de trois ou quatre. Parmi les participants, beaucoup d’Australiens, des Américains, des Canadiens, des Britanniques et quelques Français. Le tour commence toujours à bord d’un taxi ou d’un angkot, ces minibus aménagés qui se faufilent partout dans le trafic dément de la capitale. Une fois traversé le Triangle d’or, le quartier des affaires et des banques, les baraquements de Galur se découvrent au milieu d’une foule compacte. Notre arrivée, devant une halle aux marchés bondée, est loin de passer inaperçue. « Hello Mister ! » entend-on à chaque coin de rue que monopolisent vendeurs ambulants et conducteurs de mobylette. L’ambiance est donnée. « Il n’y a rien à craindre », rassure Ronny, qui connaît le quartier comme sa poche. « Les gens sont contents de croiser des Occidentaux car ils n’en voient bien souvent qu’à la télévision. »
Dans les vapeurs de gasoil et l’odeur des égouts qui coulent à l’air libre, près de 10 000 personnes s’entassent dans des habitations de fortune. Les allées sont sombres, c’est un vrai labyrinthe où il serait facile de se perdre. « Les gens vous aideront à retrouver votre chemin, il n’y a pas de peur à avoir », plaisante le guide, qui profite de ces visites pour dévoiler quelques secrets de fabrication de produits locaux, comme le tofu. « Je fais découvrir aux touristes quelques-unes de ces fabriques, ici, à Galur. Car il ne s’agit pas seulement de passer dans ces quartiers sans s’arrêter, sans discuter. On prend le temps de rencontrer les gens, s’intéresser à leur travail. Ils doivent pouvoir partager et échanger avec les habitants pour qu’ils se rendent compte de leurs conditions de vie », insiste-t-il.
La balade se poursuit. A bord d’un dernier angkot, les touristes ne vont pas être au bout de leur surprise. A Galur, plus on se rapproche du secteur de la voie ferrée, plus les populations sont pauvres. Pourtant interdit, un campement de fortune s’est installé au bord des rails. Des centaines de personnes y ont trouvé refuge, bravant le danger à chaque passage de trains. « Ce n’est pas du voyeurisme. Il s’agit de montrer la réalité, créer un électrochoc pour aider toutes ces populations défavorisées », remarque le guide.
Entre deux convois de voyageurs ou de marchandises roulant à vive allure, les enfants s’amusent avec des cerfs-volants, apprivoisent des pigeons. Les habitants font commerce de piments, de fruits ou d’œufs. « Les conditions sont dures ici, le risque est omniprésent, il passe environ un train toutes les cinq minutes ». La vie est ainsi rythmée par les sirènes des passages à niveau. Sanna, 55 ans, y est maintenant habituée. Elle vit depuis quinze ans sous une bâche de plastique bleue. Une vie de misère faite de petits boulots et de la crainte des évacuations policières. « Je change souvent mon abri de place. Mais ici, tout le monde fait attention à l’autre, on s’entraide », explique-t-elle. « Et comment gagnez-vous votre vie ? » lui demande-t-on. « En ramassant des bouteilles ou en lavant du linge », répond-elle.
Ce jour-là, Ronny est attendu à Galur. Il doit rencontrer les responsables du bidonville pour leur présenter un projet. Un projet financé grâce à ce tourisme d’un nouveau genre. Car ces visites ont un but humanitaire et équitable avec la mise en place de programmes de développement, en renfort des aides du gouvernement. La moitié de l’argent du tour est ainsi reversée aux habitants pour l’achat de nourriture ou de manuels scolaires. Une bibliothèque itinérante a aussi été créée. Elle sillonne depuis quelques semaines les quartiers et distribue livres et cahiers aux plus jeunes. « Ici, l’éducation est un luxe. C’est très important que les enfants aient accès à l’enseignement, eux qui bien souvent travaillent dès leur plus jeune âge ». Mieux, les fonds collectés permettent aux habitants d’obtenir des micros-crédits, en vue de la création d’entreprises. « Certains ont pu se lancer dans la vente de cafés chauds ou dans le recyclage de bouteilles en plastique. L’idée était aussi de permettre aux habitants de s’impliquer dans ces programmes de développement, car même s’ils vivent au bord de la voie ferrée, ils sont comme n’importe quel Occidental : ils partent le matin travailler, amènent leur enfant à l’école et vont les rechercher le soir », se félicite Robert Finlayson, membre d’Interkultur.
Autour d’un café et des chefs de la communauté, Ronny évoque le projet de création d’une clinique ambulante. Une première pour l’ONG qui souhaite ainsi venir en aide aux personnes malades n’ayant pas accès aux soins. Ivar Schou, le touriste norvégien, va jouer les bons Samaritains. Il a décidé de s’impliquer dans le programme. « Il faut faire quelque chose pour aider ces gens. Ces visites ont un vrai potentiel car on parle d’actions directes et concrètes qui peuvent se mettre en place rapidement », confie-t-il. Cette clinique pourrait voir le jour d’ici à la fin de l’année. Autre vocation des visites, celle du choc des cultures. Directeur d’une école, Ivar envisage d’amener ses élèves balinais à Jakarta. « Ils n’ont pas forcément conscience d’une telle pauvreté. Ce tour donne un espoir, au moins on fait bouger les choses et on apporte notre contribution. Car si on ne fait rien, il ne se passera rien », poursuit-il.
Loin d’un tourisme lucratif de masse, comme c’est le cas dans les visites de favelas au Brésil ou en Afrique du Sud, le « Jakarta Hidden Tour » rassemble les personnes, quelle que soit leur culture ou leur nationalité. « L’idée est de faire se rencontrer des gens qui n’en auraient jamais eu l’occasion. Les conditions de vie que l’on découvre ne sont pas propres à Jakarta, cette situation se retrouve partout dans le monde, en Inde, en Chine, en Malaisie. Devant ces cas de misères, on est tous égaux. »