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SIX SEMAINES A JAVA PAR M. DESIRE CHARNAY

Chargé d’une mission scientifique par le ministère de l’Instruction publique.

Chapitre 39, Avant-propos
Contrairement à son prédécesseur M. de Molins, Désiré Charnay se rend à Java, dans le cadre d’une mission officielle, muni de lettres de recommandation pour les autorités hollandaises. Il pourra grâce à celles-ci voyager à l’intérieur de l’île de Java. Bien entendu comme tous les visiteurs étrangers, il débarque à Batavia et fait part dès son arrivée à l’hôtel, de sa surprise face à la cuisine indonésienne. Il fait les mêmes remarques que ses prédécesseurs sur le confort des villas européennes, puis il se rend à Bogor, en utilisant non plus la diligence mais le chemin de fer. Ensuite, il ira à Semarang, et de là se rendra à Surakarta où il sera introduit par les autorités hollandaises auprès du prince Mangeou Nagoro. Il aura également le privilège de visiter les ruines des temples de Java central. Ses jugements sur les peuples javanais, malais et chinois sont stéréotypés et conventionnels, révèlent les mêmes préjugés raciaux que ceux de ses prédécesseurs français à l’époque ainsi que les mêmes fantasmes au sujet des unions interraciales. Toutefois, les conditions d’accueil étant meilleures, il fait preuve de moins d’impatience que M. de Molins qui voyageait à Java en simple touriste. Nous reproduisons dans ce résumé du voyage de Désiré Charnay que certains passages présentant quelque nouveauté ou originalité par rapport aux voyages de son prédécesseur M. de Molins.histoire01

Arrivée à l’hôtel et cuisine indonésienne…
« L’hôtesse me livre deux vastes pièces précédées d’une véranda et me donne un Malais pour me servir. D’une race douce et intelligente, mon nouveau domestique s’empresse à déboucler mes malles, en tire les effets qu’il étale, secoue les uns, brosse les autres, m’indique la salle de bain où il m’accompagne et fait si bien que, sans entendre un mot de son langage ni lui du mien, nous nous comprenons à merveille. A table, il s’installe derrière ma chaise, m’apporte les plats, confectionne mon kari et, le repas achevé, me ramène à mon logis. On connaît la composition du kari : c’est un mélange affreux de toutes matières imaginables ; le riz en fait la base, mais l’on y ajoute des œufs sur le plat et de l’omelette, du poisson sec et du poisson bouilli, du poulet, du mouton, des concombres, du bifteck, etc. le tout arrosé d’une sauce jaunâtre pimentée et renforcée de quatre ou cinq espèces d’achards emporte-bouche, qui font de ce plat vanté un arlequin nauséabond. J’essaye vainement de m’y faire, je suis obligé d’y renoncer.

Il est sept heures, ma nuit est venue, le temps est doux : je sors nu-tête comme fait tout le monde. Les avenues ombragées de grands arbres sont dans une profonde obscurité que piquent ça et là des becs de gaz longuement espacés. A droite, une vive lueur me guide : c’est le cercle de l’harmonie tout resplendissant de lumières. Je passe et je m’enfonce dans une autre avenue ; de rares passants me croisent ; je vais sans but, perdu dans l’ombre des arbres qui se détachent en noires silhouettes, sur le bleu sombre du ciel ; de grands oiseaux voltigent silencieux, et d’énormes roussettes d’un mètre de large s’ébattent par centaines en poussant des cris aigus. Tout semble bizarre, étrange, extraordinaire dans cette nature exubérante : insectes, bêtes et gens, depuis le Malais qui vous sert jusqu’à la grenouille familière que je trouve sur ma table, me fixant de ses gros yeux étonnés, jusqu’aux lézards bruyants qui courent comme des cloportes le long des murs et du plafond de ma chambre. Mais, n’ayez crainte, ceux-là sont des serviteurs aussi : la grenouille happe les cancrelats et les lézards gobent les moustiques. Quel lit m’a-t-on donné ? Large autant que long, dur comme une planche, garni d’un drap seulement et de plusieurs traversins dont j’ignore l’usage. Un Malais me met au courant ; ces deux-là sont pour la tête : c’est parfait ; mais celui-là, long, garni de paille et dur comme du bois ? Celui-là vous le placez entre les jambes afin qu’elles ne touchent point et que vous puissiez dormir plus au frais : on l’appelle la Dutch wife ?

Au petit jour, je suis debout ; on se lève tôt, chacun profite des heures fraîches de la matinée. La longue véranda de l’hôtel est peuplée de gens en costumes légers, languissamment étendus dans de grands fauteuils en rotin : les hommes en mauresque et cabaias ; les femmes cheveux épars, vêtues de riche sarongs et les pieds nus dans des sandales brodées d’or. C’est l’heure de la promenade, je sors ; piétons, calèches à deux chevaux et dos-à-dos attelés d’un poney de Timor animent les avenues. Des Malais des deux sexes, montent et descendent les escaliers des kalis (canaux) et, comme les Hindous dans le Gange, procèdent par milliers à leurs ablutions matinales. La décence la plus méticuleuse préside à leurs ébats et je remarque que les femmes entièrement vêtues, ne laissent tomber leurs sarongs mouillés, qu’après s’être couvertes d’un vêtement nouveau.

Mais ces poneys vont comme le vent, et mon dos-à-dos m’entraîne sans autre direction que la fantaisie du cocher. Il tourne à droite, à gauche, pousse droit devant lui ; quartier malais, boutiques européennes, chaumières gracieuses, palais magnifiques, places, ponts rivières et campongs, édifices publics et végétation merveilleuse, c’est un panorama grandiose, un kaléidoscope enchanteur ».

Préjugés raciaux et fantasmes européens vis-à-vis des femmes indigènes…
« Oui Batavia est sans contredit la plus belle ville du monde et la plus appropriée à la vie pour les gens de race blanche dans les pays chauds. Ce n’est pas une ville proprement dite, c’est le plus immense et le plus beau des parcs semé de maisons et de palais… »

« …Nous nous trouvons à Java en présence de deux races vivant côte à côte et d’instincts tout à fait divers. Le Malais appartient aux races libres, le Javanais à ces races serviles qui acceptent leur infériorité comme chose acquise, se soumettent à tous les jougs et passent, indifférents, d’une conquête sous une autre conquête, sachant bien que leur tâche ne saurait grandir, ni leur misère empirer… »

« …La race blanche n’a pas fondé à Java une colonie, mais un comptoir comme l’Inde anglaise ; il n’y a pas ici, plus que dans l’Inde anglaise, un seul Européen établi à demeure, cultivant la terre et voulant y protéger sa race : le climat s’y oppose. On y vient remplir un emploi, surveiller une propriété, faire fortune s’il se peut et retourner en Europe. Non la race blanche ne saurait prospérer sous le climat dévorant où tout travail est une fatigue, où le moindre mouvement entraîne une transpiration débilitante ; elle s’y étiole et dépérit. On m’affirme que la première génération donne cinq filles sur sept enfants, et qu’à la seconde la famille s’éteint. Les hommes cependant résistent, le climat ne les affectant qu’à la longue ; je vois des vieux habitants émaciés comme des fumeurs d’opium. Les femmes doivent affreusement souffrir, et leur teint pâle, leurs yeux alanguis disent assez bien combien le climat les éprouve. Les enfants pâles et blonds comme leurs mères, ressemblent à de petits Jésus de cire. Femmes et enfants ne sortent que le matin de sept à dix heures, toujours en voiture, et le jour s’enferment pour ne reparaître que le soir après cinq heures. A quoi donc leur sert cette admirable nature ? Nul n’en jouit ; et combien d’habitants que j’estime heureux de vivre en cette merveilleuse contrée doivent regretter les plaines humides et les brouillards de la Hollande…

Bernard Dorléans (1947-2011)
Extrait de « Les Français et l’Indonésie », éd. Kailash

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