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SIX SEMAINES A JAVA PAR M. DESIRE CHARNAY

Chargé d’une mission scientifique par le ministère de l’Instruction publique.

2ème partie.
Ainsi les Dames européennes sont-elles rares ; elles sont encore plus rares dans les îles éloignées. C’est ce qui explique les unions assez fréquentes des Blancs avec des Malaises ou avec des métisses (nonnas). Ces alliances, libres pour la plupart, et que provoquent des questions d’intérêt -il y a des Malaises riches – ou même une affection véritable, il y en a de belles, sont quelques fois légitimées. Cette sorte d’alliance est toujours mal vue ; la coutume, le préjugé, l’orgueil établissant une telle distance entre cette petite créature couleur café au lait et son noble époux, que la formule employée pour annoncer l’événement est la suivante : Monsieur un tel épouse la mère de ses enfants. Mais cette formule méprisante qui doit blesser au vif toute créature à quelque race qu’elle appartienne, n’enlève pas à la Malaise une influence redoutée par son maître ; et légitime ou non, l’alliance contractée ne saurait être impunément rompue. La légende vengeresse est en effet, longue et terrible. L’époux ne saurait s’absenter sans le consentement de sa compagne, car elle redoute l’abandon ; un voyage en Europe lui est interdit, on craint qu’il ne revienne jamais ; une excursion à Batavia lui est difficile, c’est le chemin de l’Europe.

S’il brave l’interdiction, la vengeance veille implacable : il ne saurait l’éviter ; il est de plus sans défense contre elle. C’est le poison sous toutes ses formes, poison lent, inconnu et ne laissant aucune trace. Si l’homme part, la femme ne montre ni désespoir ni colère ; sa douleur comme son ressentiment est silencieux. Une fois en route, le mari éprouve un malaise, il maigrit ; les digestions se troublent, sa maigreur augmente ; il devient étique, c’est un cadavre. Le médecin appelé à le soigner ne connaît rien à ce cas bizarre, ses ordonnances sont vaines. L’état du malade empire ; trois mois, six mois, il traîne une existence douloureuse sans qu’aucun accident quelconque ne vienne éclairer l’homme de l’art ; puis enfin des tumeurs se forment aux flancs, à l’abdomen, aux poumons, et le malade s’éteint dans des douleurs intolérables. Qu’était-ce que ce poison ? D’où vient la maladie ? Du bambou. Le bambou est un roseau qui semble des plus inoffensifs ; oui, mais il possède au-dessous des graines qui garnissent chaque nœud de sa tige une multitude de petits dards imperceptibles, poussière de flèches acérées que la femme a su mêler aux aliments du mari avant son départ. Ces dards ont envahi l’organisme, pénétré dans les poumons, détérioré l’estomac ou perforé les intestins ; les abcès ne sont que le résultat final de l’introduction de corps étrangers dans les organes… ».

Arrivé à Surakarta, visite au résident et à l’empereur
« Ma première visite est pour le résident, auquel je dois présenter mes lettres d’introduction ; son palais est voisin de l’hôtel ; cinquante mètres à peine l’en séparent, mais l’étiquette exige qu’on s’y rende en voiture, et c’est une calèche à deux chevaux qui me dépose en habit noir sur le perron de la résidence. Le résident, qui parle français comme un Parisien, me reçoit avec une gracieuseté charmante : il me promet aide et protection et met à ma disposition les chevaux de poste du gouvernement si j’en ai besoin pour des excursions à l’intérieur. Du reste, j’arrive à temps pour assister à une grande fête qui doit se célébrer chez l’empereur à l’occasion de la circoncision de ses fils ; la cérémonie doit avoir lieu dans quelques jours, et j’aurais là une occasion bien rare pour un étranger d’étudier l’une des cours les plus curieuses de l’Orient. En outre, le résident, sur ma requête, fait demander une audience au Mangeou Nagoro. C’est le prince le plus riche de l’île de Java ; il est intelligent, libéral et accueille parfaitement les étrangers. Je peux compter sur mon audience. D’ici là, j’ai le temps de parcourir la ville.

De retour à l’hôtel, je me hâte de dépouiller un vêtement que je trouve ridicule dans le milieu que j’habite, insupportable par la chaleur torride qui m’écrase ; je revêts un costume blanc, et, sans souci du préjugé qui veut qu’un Européen ne sorte qu’en voiture pendant le jour, je m’élance au hasard à travers les rues de Solo. Le quartier marchand ressemble aux quartiers marchands de Semarang et de Batavia. Mais si Batavia nous fit l’effet d’un parc immense, si les villages s’éparpillent dans la plaine comme de petits bois charmants, Soerakarta semble perdu au milieu d’une véritable forêt. Les rues sont de longues avenues percées dans une haute futaie de palmiers, d’arbres à pain et de varingins ; les maisons disparaissent et l’on aperçoit que des touffes de verdure ; d’autre fois, elles bordent l’avenue dont les sépare un canal d’eau courante traversé par des ponts délabrés. La physionomie des rues est étrange. Comme nous sommes ici loin de l’Europe… Chose étonnante, dans cette population qui grouille, pas d’autre bruit que le murmure sourd des foules en repos ; pas plus d’éclat de rire chez les enfants que d’éclat de voix chez les hommes ; ils vont nu-pieds, tous parlent bas, c’est un peuple silencieux… »

« …Le lendemain à une heure, l’interprète de la résidence vient me prendre en voiture et nous nous rendons au palais du prince. Ce palais est une ville dans la ville, flanqué de casernes, coupé de cours et de jardins, il renferme toute une population d’officiers, de serviteurs et de clients. Les femmes seules y font le service à l’intérieur. Nous entrons dans une vaste cour au fond de laquelle s’élèvent deux immenses hangars. Ces deux hangars se succèdent et se touchent. Le premier, le dalem, sert de salle d’audience ; un péristyle avec fronton portant les armes de Mangeou-Nagoro le précède. Il est soutenu par trente-quatre piliers en bois avec baguettes d’or, il est meublé d’objets d’art, de fauteuils et de tables ; le soir, il est illuminé par vingt-cinq grands lustres à lampes de pétrole, par des torches et des appliques ; il est dallé de marbre. Les fauteuils ont des housses. De couleur locale, aucune. Cela n’a rien d’oriental : meubles, bronzes, divans sont de provenance européenne, tout celà vient de Paris. Mais ce palais, ouvert aux quatre vents, abrite une salle fraîche et des mieux appropriées au climat brûlant de Java…

Bernard Dorléans (1947-2011)
Extrait de « Les Français et l’Indonésie », éd. Kailash
Suite et fin le mois prochain

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