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Rencontre avec Tjokorda Gde Rai, noble guérisseur et ancien voyou

Le film « Eat, Pray, Love », sorti en 2010, a propulsé Ubud sur la scène mondiale de la médecine parallèle. Pourtant, shamanisme, spiritisme, ou encore divination ne sont pas des phénomènes nouveaux ici, ce sont des pratiques courantes ancrées au plus profond de la culture balinaise. Phénomène hollywoodien aidant, Ubud est donc devenu en quelques mois une sorte de Mecque du genre, avec des tour-opérateurs proposant même le package complet, c’est-à-dire séjour et visite chez le guérisseur. La Gazette de Bali s’est glissée dans la file d’attente sous le bale de Tjokorda Gde Rai, au milieu de ces touristes du monde entier, pour une consultation et une interview pleine… d’esprit !

Le vieil homme, 81 ans, membre de la famille royale d’Ubud comme son nom l’indique, nous regarde par petits coups d’oeil brefs alors qu’il est en train de pratiquer son art. Noble et hiératique, ses gestes précis dansent un ballet de mains maigres autour de la tête d’une Australienne en surcharge pondérale qui souffre apparemment du dos. Dans la file d’attente, sous le bale, il n’y a que des femmes occidentales entre deux âges, certaines flanquées d’un mari ou d’une amie, toutes amenées ici par des guides qui attendent dans un coin. On ne vient pas chez le balian par hasard, on y est introduit, comme la Gazette de Bali qui vient grâce à Ida Ayu Puspa Eny, notre sémillante contributrice culinaire, journaliste, cuisinière, charcutière mais surtout Balinaise. C’est elle qui a arrangé l’interview avec le vieux monsieur.

L’Australienne, qui était assise par terre, le dos appuyé sur les genoux de Pak Rai, lui-même assis sur un chaise, est maintenant invitée à s’allonger sur une natte disposée sur le sol du bale. Les palpations sur le crâne et le visage, qui ont trouvé avec une grande précision les méridiens, font désormais place à des pressions sur les orteils à l’aide d’un stylet. Pak Rai informe de son diagnostic au fur et à mesure. « Vous avez un mauvais régime alimentaire, le coeur, les poumons, la rate, ça va, mais changez ce que vous mangez », explique-t-il en anglais. Il appuie à nouveau sur le point qui correspond au dos, la dame se relève automatiquement dans un cri de douleur. Pak Rai va la soigner avec des signes, en récitant des mantras, il va également lui donner des feuilles de son jardin à manger. Pak Rai ne semble guère préoccupé, le cas est simple. « Dont worry, be happy, lui lance-t-il, and control your food. » La dame dépose sa donation dans une coupelle prévue à cet effet puis s’efface pour laisser place à la patiente suivante. Le même ballet recommence.

Les balian, dans la tradition balinaise, sont souvent choisis par accident, ils sont « appelés ». C’est généralement une personne différente, marginale, un mouton noir de la famille ou d’un village qui est désigné un jour par un événement fondateur qui marquera son changement de vie et l’attribution de ses pouvoirs surnaturels. Un style de vie dépravé, ou une maladie incurable qui en est la conséquence, sont ces critères de sélection indéfinis
mais bien réels. Ainsi choisi, soigné et désormais doté de pouvoirs, l’ancien monsieur ou madame tout le monde qui vivait une mauvaise vie devient guérisseur. Un intermédiaire entre les forces de la nature et les souffrances des gens, un médium entre les dieux et les humains. Quelle que soit la méthode, l’acupressure et les mantras de Tjokorda Gde Rai, la chiromancie de Ketut Liyer (le vieux sage de Julia Roberts dans Eat, Pray, Love), les transes d’Ibu Jero (cf. la Gazette de Bali n°7 – décembre 2005) ou encore les massages et manipulations du célèbre rebouteux Pak Sirkus à Canggu, ils ont tous ces points en commun.

Entre prières et remèdes, Pak Rai fait des prescriptions avec des feuilles dont les secrètes vertus ne sont connues que de lui. Viennent-elles de ses pouvoirs particuliers, ces vertus ? Il récite des choses qu’on n’entend pas lorsqu’il pratique sa science. Lorsque la maladie d’un patient est le résultat du karma, il peut dessiner avec ses mains un nouveau personnage et déclencher sa renaissance après avoir au préalable capturé ce mauvais karma dans une petite fiole. Ida Ayu Puspa Eny a assisté à une telle séance. Elle nous explique que le récipient est posé sous un orteil afin de recueillir ce mal qui doit sortir. Après les incantations silencieuses du balian et pendant plusieurs secondes, le malade se met à hurler d’une voix inhumaine, le temps que le mal sorte et se retrouve confiné dans la fiole… Mais le temps file et déjà trois patientes sont passées entre ses mains, c’est maintenant au tour de la Gazette, va-t-on commencer par une consultation ou par l’interview ?

La Gazette de Bali : Pak Rai, racontez-nous comment tout a commencé ?

Tjokorda Gde Rai : C’était il y a 35 ans, je revenais de Jakarta, j’étais très malade, je saignais de partout, du nez, des oreilles, de l’anus, les médecins ne pouvaient pas me soigner. Dans un rêve à demi-éveillé, j’ai vu un homme très fort, très puissant venir à moi pour me donner des feuilles à manger. Le lendemain, j’étais guéri. Et changé.

LGdB : Que faisiez-vous à Jakarta ?

T G R : Des affaires pas très nettes. J’étais un voyou, je faisais partie d’un gang. C’était dans les années 70, j’avais quitté Bali pour la capitale et j’étais dans des mauvaises combines. Je ne suis pas tatoué, mais j’ai un tatouage dans le coeur. Heureusement, je ne suis pas allé en prison.


LGdB : Après cette maladie et votre guérison, vous avez changé de vie ?

T G R : Oui, je n’étais pas allé à l’école et je me suis mis à étudier les lontar tout en commençant à pratiquer, à soigner les gens du village. Mais je ne suis
pas un savant, je ne suis rien qu’un intermédiaire, je communique
avec les forces de la nature même si aujourd’hui, je sais tout des
lontar.

LGdB : Vous communiquez avec dieu ?

T G R : C’est toujours dieu qui décide à la fin. Mais tout ça n’a rien à voir avec la religion ou les croyances, je ne suis que l’héritier d’un savoir ancien.

LGdB : Pourquoi êtes-vous un balian ?

T G R : J’ai 9 enfants, il faut bien faire quelque chose, gagner de l’argent. On travaille pour vivre, n’est-ce pas ? Et on vit pour être responsable, pas pour se battre comme un voyou. Je suis responsable. Et je veux aider les gens.

LGdB : Le film « Eat, Pray, Love » a changé quelque chose pour vous ?

T G R : Incontestablement, beaucoup, beaucoup de gens viennent depuis la sortie de ce film.

LGdB : Quelle est votre clientèle ?

T G R : Pour l’essentiel, des femmes occidentales, mais aussi encore beaucoup de Balinais, des gens de Jakarta, des célébrités du monde de la politique ou du showbiz, même des politiciens de France !

LGdB : Vous êtes âgé, bien qu’en pleine forme apparemment, n’êtes-vous pas fatigué de consulter tous les jours du matin au soir ?

T G R : Oui, c’est vrai. Des fois, quand j’en ai assez, je laisse tout le monde en attente sous le bale et je vais me reposer une heure ou deux.

LGdB : Quelles sont les pathologies que vous soignez ?

T G R : Les Occidentales sont angoissées. Vous les Blancs, vous travaillez surtout avec la tête, vous négligez le corps. Et vous avez un mauvais régime alimentaire. Les femmes sont toujours inquiètes, c’est plus facile pour nous les hommes. Nous leur plantons notre plume où vous savez et après ce sont elles qui écrivent l’histoire, non ? C’est pour cela qu’elles sont plus sujettes aux problèmes de santé et aux soucis.

LGdB : Y a-t-il des maladies que vous ne pouvez pas soigner ?

T G R : Tout dépend du timing, c’est dieu qui décide. J’emprunte ses forces, je ne les possède pas.

LGdB : Pouvez-vous être plus clair ?

T G R : J’ai plein de petits secrets…

LGdB : Voulez-vous dire que vous pouvez soigner même des malades qui
nécessitent une opération, ou qui ont une jambe cassée ?

T G R : Non, en cas de sakit hati, je peux faire quelque chose, mais si c’est patah hati, il vaut mieux aller à l’hôpital.

LGdB : Vous enseignez ?

T G R : Oui, j’ai déjà formé des dizaines d’étudiants de par le monde. Et des scientifiques ont écrit des ouvrages sur moi.

LGdB : Pour conclure, avez-vous voyagé grâce à votre don de guérisseur ?

T G R : Une fois, pour aller au Japon. Je n’ai pas aimé. Pour voir le monde, il suffit de regarder des films, ça suffit non ?

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