Accueil Bornéo

Quel avenir pour les Dayak ?

Quel est votre métier ? Ethnologue, écrivain, ingénieur pétrolier, grand voyageur ?
Bernard Sellato : Je fus géologue de 1973 à 1990, puis ethnologue de 1979 à ce jour et professionnel depuis 1990. J’écris des livres et des articles sur Bornéo et les Dayak depuis 1980. Je reste un « petit » voyageur car, hormis Bornéo, je connais mal le vaste monde !

Comment avez-vous débarqué à Bornéo, la toute première fois ? Et pourquoi avoir choisi cette grande île perdue ?
BS :  Pas perdue pour tout le monde, la grande île ! Je n’ai pas choisi cette destination, je m’y suis retrouvé par hasard, expédié là par le Commissariat à l’Energie Atomique pour y prospecter l’uranium. Débarqué sans armes ni bagages (perdus en route) et sans un mot d’indonésien. J’avais deux options : nager ou couler… En fait, j’ai coulé plusieurs fois, dans les rapides. Avec le temps, j’ai réalisé que les hommes sont un peu plus interactifs que les cailloux.

Il y a trente ans, comment vivaient les Dayak ? Totalement coupés du monde (encore le cliché occidental du « bon sauvage » ?) ou déjà bien conscients d’être à l’aube de grands changements ?
BS : Aucune société n’existe de façon statique. Cela change tout le temps car les interactions avec l’extérieur existent depuis la nuit des temps. En 1973, j’ai trouvé du fil de nylon (introduit par l’expédition française de 1952) et des verres Duralex, made in Perancis. Les Dayak allaient depuis des siècles troquer à Sarawak et rapportaient (sur leur dos) des jarres en céramique et des gongs, puis ce furent des machines à coudre Singer (en fonte). Les premiers moteurs hors-bord circulaient sur le haut Mahakam depuis les années 1960. Mais en 1975 les biens importés réguliè-rement de l’aval se résumaient encore au pétrole pour les lampes, au tissu (batik), au sel et aux lames de fer. Le changement est permanent et personne, même chez nous, n’est jamais conscient d’être à l’aube de quoi que ce soit. L’arrivée des Blancs dans l’intérieur de Bornéo vers 1900 ne fut qu’une péripétie parmi d’autres dans l’histoire des Dayak – et la période coloniale y dura à peine trente ans. 

Quand avez-vous senti les premiers signes de bouleversement dans la culture dayak ?
BS : Quand j’interrogeais les très vieux Dayak sur l’histoire de leur tribu, ils me répondaient : « Oh, moi, je ne sais pas grand-chose, mais si vous aviez connu mon grand-père… ». L’érosion culturelle est un phénomène continu. Elle s’est accélérée avec le désintérêt croissant des jeunes générations pour leur langue et leurs traditions. La christianisation, depuis les années 1920, y a contribué. Il demeure une tension permanente entre vieux (traditionalistes) et jeunes (« moder-nistes »), les seconds gagnant toujours parce que les premiers disparaissent. Aujourd’hui ne reste que la partie « folklorisée » de la tradition – musique et danse, architecture, artisanat. On ne peut pas parler de « bouleversement » mais d’une érosion plus rapide qu’avant. Après l’impact culturel des sultanats côtiers, puis celui de l’administration indonésienne, celui de la mondialisation – que nous subissons tout autant.

Comme la culture dayak se transmet surtout par oral, le vrai risque n’est-il pas de voir tout disparaître si les jeunes ne s’impliquent pas dans l’apprentissage des coutumes ?
BS : Votre grand-mère faisait sa lessive à la main au lavoir du village, brodait ses serviettes, disait des contes à la veillée et allait à la messe tous les matins et en pèlerinage à St-Jacques de Compostelle. Voulez-vous faire de même ? Est-ce un devoir sacré, de maintenir les coutumes ? Les jeunes Dayak ont leur téléphone portable (plus sympa que les signaux de fumée) et leur iPod ou leur MP3 (plus rigolo que le xylophone), qu’ont-ils à faire des traditions ? Pourquoi les apprendre ? A quoi sert la coutume ? Quand on a essayé le moteur hors-bord, on ne veut plus utiliser la pagaie. Les jeunes veulent apprendre la culture planétaire et les « coutumes » du monde moderne.

Ne croyez-vous pas qu’on s’inquiète plus de leur sort qu’eux-mêmes ? J’ai rencontré un kepala adat qui ne semblait pas se préoccuper de l’avenir de sa culture.
BS: Tout à fait juste. Qui sommes-nous pour prétendre savoir mieux qu’eux ce qui est le mieux pour eux ? (D’ailleurs, savons-nous ce qui est bon pour nous ?) Si on leur donne la parole, leur choix est clair : ils veulent consommer, devenir citoyens du monde. Ceux qui se lamentent sur la bière de riz renversée n’ont pas réalisé qu’on boit désormais partout du Coca-Cola.

Quel est l’impact sur les Dayak de l’immigration à Bornéo ?
BS : Les millions de Javanais et autres immigrants à Kalimantan contribuent à accélérer le processus de brassage et d’assimilation à la culture dominante, nationale, puis planétaire. De plus, ils induisent une pression foncière catastrophique pour les Dayak, occupant leurs territoires, restreignant leur espace vital (zones d’essartage, de chasse et de pêche). Ajoutons-y les concessions forestières et minières et les grandes plantations commerciales. 

Etant plus nomades, les Punan sont-ils plus menacés par cette « globalisation » ? De quelle manière ? Leurs problèmes sont-ils similaires à ceux des Dayak ?
BS : Les Punan, paradoxalement, me semblent moins menacés, car leur société repose sur une idéologie de grande flexibilité économique et culturelle. Ils s’adaptent mieux que les agriculteurs de riz sur brûlis. Ils suivent désormais sur Internet les cours mondiaux des produits forestiers.

Comment imaginez-vous les villages dayak que vous connaissez depuis trois décennies dans cinquante ans ? Est-il possible de se projeter ?
BS : Comme les villages que vous voyez sur la route de Balikpapan à Samarinda. Ce ne seront plus alors que des villages de brassage ethnique, qui n’auront plus de « dayak » que le nom et le souvenir. Il y aura peut-être encore des spectacles de danses dites « dayak » pour les touristes. Imaginez, dans cinquante ans, des spectacles de danses « européennes » génériques, digest syncrétique de danses bretonnes et andalouses, voire même moldo-valaques, offerts à la curiosité de millions de touristes chinois. Une phrase de Claude Lévi-Strauss (1967), pour conclure : « Ce n’est pas pour perpétuer cette diversité [culturelle] que je lutte, mais pour en préserver le souvenir ». L’ethnologue, en bref, c’est celui qui se soucie de la mémoire d’un monde qui ne s’en soucie pas.

LAISSER UNE RÉPONSE

Please enter your comment!
Please enter your name here