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Putu Oka Sukanta: regard sur l’histoire moderne indonésienne

La Gazette de Bali : La démocratie indonésienne a 13 ans. C’est une adolescente tourmentée. La croyez-vous capable de devenir une adulte mature, sans corruption, éduquée et à l’écoute de ses administrés ?

Putu Oka Sukanta : Je l’espère mais je n’en suis pas sûr. Le malaise qui atteint le gouvernement et la classe dirigeante est chronique. Les élites sont trop corrompues. Les partis politiques n’ont aucune idéologie, seul l’argent compte. Aucun signe ne montre que le gouvernement veut changer cet état de fait. Donc cela prendra du temps. Nous avons besoin d’une révolution sociale et éducative.

LGdB : Un récent sondage montre que Suharto est toujours le président indonésien le plus considéré de l’histoire du pays. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

POS : Je n’attache pas énormément d’importance à cette étude parce qu’on n’a pas demandé aux gens interrogés d’expliquer leur point de vue. Ce qui est sûr en revanche c’est que beaucoup d’argent circulait pendant l’Ordre Nouveau. Depuis la chute de Suharto, il nous a fallu payer les dettes contractées par les 32 ans de son pouvoir. Donc,
en un sens la situation est plus difficile actuellement.

LGdB : Quelles sont les conséquences des événements de 1965 sur la société indonésienne actuelle ? Pensez-vous que la réalité des événements puisse être un jour admise et enseignée ?

POS : L’erreur de chaque président depuis le début de la reformasi est de ne jamais avoir admis ce qui s’est réellement passé à partir de 1965 et d’avoir laissé croire qu’on nous avait sauvés d’un coup d’Etat communiste. C’est la clé. Aucune clarification n’a été entreprise. Les journaux non plus n’ont jamais expliqué la réalité. Donc aujourd’hui, dans les villages et les endroits reculés de l’archipel, on croit toujours fermement à cette version de l’Histoire. Certaines personnes se battent pour que la réalité soit expliquée mais l’élite ne le souhaite pas. Ils ont peur des conséquences et de perdre leur position.
La vieille génération tient toujours les rênes de ce pays. Le gouvernement à l’époque a tué 3 millions de ses concitoyens et cette génération ne veut pas l’admettre.

LGdB : Vous avez-vous-même été arrêté en 1966 et jeté arbitrairement et sans justification en prison pour 10 ans. Comment avez-vous survécu à cette injustice et n’avez-vous pas eu peur de ne jamais pouvoir écrire à nouveau ?

POS : C’est la pensée positive qui m’a permis de survivre. Je suis hindouiste par héritage mais j’ai appris le bouddhisme en prison. Ce fut un enseignement salvateur. Cela m’a appris à voir la lumière dans l’obscurité. De plus, j’avais cette certitude de n’être coupable de rien. Quant à l’écriture, j’écrivais des poèmes dans mon imagination. Je ne voulais pas perdre mon temps à parler donc je « lisais » les gens afin de faire fonctionner mon cerveau en permanence. La solidarité avec les autres détenus était forte. Je n’avais pas de visite de ma famille donc mes amis m’ont beaucoup aidé. Je ne crois pas dans les
vertus de l’emprisonnement. La prison est sensée nous remettre dans le droit chemin mais en réalité, bien souvent, elle rend les individus pires qu’ils ne l’étaient.

LGdB : Bien plus tard, en 1990, vous êtes à nouveau arrêté au retour d’un long séjour à l’étranger…

POS : Oui et j’ai passé 10 jours dans un bureau militaire de Kramat 5 à me faire interroger et torturer. Depuis 1981 les « Eks Tapol » (ndlr – anciens prisonniers politiques) avaient une carte d’identité spéciale avec les initiales E.T inscrites dessus. Grace à une erreur administrative, je n’avais pas cette carte et j’ai donc pu voyager. A mon retour, le gouvernement pensait que j’avais été invité par une sorte de parti communiste international donc ils m’ont torturé. Après cela, ils ont interdit ma clinique d’acuponcture parce que d’autres anciens prisonniers y travaillaient.

LGdB : Quel était le statut des « Eks Tapol » ?

POS : Ils n’étaient pas autorisés à enseigner, à être journaliste, militaire, à occuper un poste religieux ou à financer quoi que ce soit. Tout le monde vous observait, vous espionnait, du chef de village au président. Les initiales E.T ont été retirées des cartes avant que Suharto ne quitte le pouvoir, mais certaines règles perdurent en silence. En Indonésie, après 60 ans, on vous délivre normalement une carte d’identité permanente. Moi je n’y ai pas encore eu droit.

LGdB : Comment avez-vous reconstruit votre vie et retrouvé votre dignité après cela ?

POS : C’est par le travail et l’écriture que j’ai retrouvé l’humanité. Je voulais prouver que je ne suis pas un déchet et je voulais retrouver des amis.

LGdB : Faites-vous toujours des cauchemars liés à cette période ?

POS : Oui. Je me revois en prison, avec les autres détenus et les gardiens. Je me revois quelquefois devoir retourner à Jakarta pour rapporter ma présence. Cela arrive au moins une fois par mois, généralement quand je suis fatigué. Ces pensées me font transpirer et avoir le souffle court.

LGdB : Vous avez appris l’acuponcture en prison et êtes aussi impliqué auprès des séropositifs. Quel rôle cela a-t-il joué ?

POS : La médecine fut importante parce qu’elle m’a apporté de nouvelles capacités et je pouvais aider les gens. Elle m’a aidé à occuper mon temps en prison mais, en aucun cas, elle ne m’a aidé à oublier ces mauvais moments. J’ai décidé ensuite d’oeuvrer pour les malades du sida parce qu’ils sont victimes de discrimination et je sais ce que c’est que d’être discriminé. Il y a donc un aspect lié aux droits
humains. Un autre aspect est évidemment médical. Vous avez un virus mais vous restez un être humain.

LGdB : Vous vous décrivez comme un écrivain féministe. Qu’est ce que cela signifie ?

POS : Le problème de genre est un problème de droit humain. L’Indonésie est une société très patriarcale. Les femmes y occupent une place secondaire et c’est injuste. L’égalité doit y être appliquée par et pour tous.

LGdB : Vous avez beaucoup écrit sur les traditions balinaises, notamment dans une nouvelle sur votre fille. Ces traditions sont très centrées sur les hommes. Prédominent-elles toujours ?

POS : Oui. Par exemple si je meurs mon héritage doit aller à mon fils*. Après la naissance de ma fille, j’ai expliqué à ma famille qu’elle serait placée sur un pied d’égalité avec mon fils. Je ne peux pas casser seul ces traditions, mais peut-être puis-je faire évoluer l’avis de quelques individus, ceux de ma famille par exemple. C’est en observant ma tante que j’ai pris conscience de ce problème. Elle travaillait
si dur et elle n’obtenait pas la considération qu’elle méritait. Je trouvais cela tellement injuste.

LGdB : Vous êtes un Balinais vivant à Jakarta. Certains aspects de la société balinaise expliquent-ils ce choix ?

POS : Quand j’étais jeune, à Yogyakarta par exemple, j’ai beaucoup lu sur l’histoire de Bali. J’ai posé beaucoup de questions à ma famille sur les traditions balinaises mais n’ai jamais reçu de réponse claire et satisfaisante. Plus je questionnais et plus j’étais discriminé. Quand je demandais des clarifications, on me rejetait. Je pense malheureusement que d’ici 15 ans Bali n’appartiendra plus aux Balinais. Ils vendent actuellement leur âme à l’industrie du tourisme. Malgré des efforts pour entretenir leur foi, je suis pessimiste.
Bali est bien peu face à la mondialisation.

*NB – des dispositions coutumières récentes changent partiellement cet état de fait ancestral

« Le voyage du poète, nouvelles et poèmes de l’intranquillité »,
éd. Forum Jakarta Paris, 194 pages, 50 000 rp, a été traduit en français par Henri Chambert-loir de l’Ecole Française d’Extrême-Orient. Disponible au RendezVousDoux, Ubud.

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