
A la fin du 19ème siècle, le Français Adolphe Combanaire (1859-1939), un ingénieur électricien originaire de Châteauroux, débarque sur l’île de Bornéo à la recherche de la gutta-percha. Patriote invétéré, anglophone après des études à Londres et New-York, il a mis au point un système d’extraction de la gutta-percha des feuilles de l’Isonandra Gutta, un arbre à caoutchouc qui selon lui, ne se trouve qu’à l’intérieur de l’île. Pourquoi ? La gutta-percha est une gomme tropicale servant à isoler les câbles sous-marins. Entre exploration et espionnage commercial, il se jouera des autorités anglaises et hollandaises pour chercher cet arbre qui devait assurer la pérennité des communications internationales et donner à la France une position clé dans ce domaine alors naissant…
Avant-propos
Vers le commencement de l’année 1895 je m’en fus à Londres soumettre aux maisons anglaises qui détiennent le monopole de la fabrication des câbles sous-marins des échantillons de gutta-percha extraite des feuilles de l’arbre fabriquée par l’usine de Chécy (Loiret), qui produisait déjà en grande masse ce qui n’avait été jusqu’alors qu’une curiosité de laboratoire. J’eus le malheur d’ajouter que, vu la destruction presque complète des arbres producteurs de la gutta-percha indispensable à la construction des câbles sous-marins, cette matière chimiquement analogue à celle tirée du tronc de l’arbre pouvait seule empêcher la disparition de moyens de communication désormais aussi indispensables à la civilisation que le sont les bateaux à vapeur et les chemins de fer. J’y fus accueilli par un doux scepticisme.
Des années employées à faire connaitre ce produit au monde entier se passent. En février 1899, je partis pour Singapour afin d’élucider quelques points restés obscurs, malgré une première exploration faite cinq ans auparavant dans les forêts de la péninsule malaise et de Sumatra. Dès mon arrivée dans cette ville j’eus la joie de constater que mes efforts n’avaient pas été inutiles et que la gutta-percha des feuilles avait désormais conquis la place qui lui est légitimement due. Les mêmes Anglais qui souriaient de pitié quand je leur exposais la nécessité d’employer cette matière avaient réfléchi car plusieurs centaines de mille arbres, plantés dans le sud de la presqu’île, me confirmaient que s’ils n’avaient pas été à la peine ils ne dédaignaient pas être au profit.
Décidément, la semence que j’avais jetée à larges mains poussait drue et ferme ! Anglais, Hollandais, Allemands, Chinois même, tous s’en mêlent et me prouvent que s’il est vrai que l’idée d’utiliser la gutta-percha des feuilles où elle s’emmagasine est d’un autre Français ce sont bien mes procédés d’extraction, mis au point dès le mois de décembre 1894, qui ont seuls prévalu et que le produit de l’usine, dont je fus tout à la fois le fondateur, le chimiste et le directeur technique, a enfin convaincu les plus incrédules et fait taire les détracteurs les plus acharnés.
Jusqu’alors les feuilles nécessaires à cette fabrication provenaient des colonies anglaises ou hollandaises : il était dans mes intentions de parfaire la besogne en donnant à l’Indo-Chine et à l’Annam la possibilité de fournir la matière première qui nous était indispensable. Les gouvernements français, anglais et hollandais essayaient depuis longtemps déjà d’acclimater en dehors de son habitat naturel le seul arbre producteur bien défini : l’Isonandra Gutta. Une étude approfondie m’avait permis de constater que c’était une grave erreur : sorti d’un périmètre restreint, cet arbre, trop sensible aux variations atmosphériques ne produit qu’une matière de mauvaise qualité.
L’examen des différentes sortes de gutta-percha vendues sur le marché de Singapour me donna la certitude qu’une qualité de tout premier ordre, produite vraisemblablement par un arbre qui n’était pas l’Isonandra, provenait de Bornéo. J’eus alors l’idée précise que c’était dans cette île, deux fois grandes comme la France, et dont l’intérieur était à peu près inconnu, que devait exister l’arbre qui conviendrait à merveille au climat de nos colonies et c’est pourquoi, au mois de mai 1899, je m’embarquais pour le Sarawak. Arrivé là, je ne pus obtenir aucune indication formelle : c’est au centre de l’île qu’il faut aller arracher un secret jalousement gardé.
J’hésite un peu car je n’ai rien préparé pour une exploration de longue haleine et nul ne me cache que les risques à courir sont énormes. Une considération fait disparaitre toutes mes dernières hésitations. Bornéo est le seul endroit qui ait jusqu’à présent échappé en partie à la hache des chercheurs de la précieuse matière. Combien de temps encore cette dernière réserve peut-elle fournir au marché de Singapour les bonnes qualités de gutta-percha qui commencent à devenir introuvables ? Et à quelle brève échéance sera-t-il impossible de construire des câbles sous-marins, par suite de la disparition de la matière première indispensable à leur fabrication ?
Emotionnant problème qui ne peut être résolu qu’en dédaignant les routes habituelles des rivières de pénétration et en s’enfonçant hardiment dans les forêts de l’intérieur. Une seule considération aurait pu influer sur une décision déjà inébranlable : les intérêts qui m’étaient confiés à Singapour, mais je savais que si l’aventure tournait mal ils seraient défendues, au même titre que pour nos autres nationaux, par l’un des hommes qui sont l’honneur de notre corps consulaire, parfois si injustement décrié. Alors ! Tout bien pesé ! Qu’est-ce que je risque ? Ma peau… Ça ne compte pas ! En route !
Adolphe Combanaire (extrait d’Au pays des coupeurs de têtes – A travers Bornéo)

