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Parcours initiatique dans l’âme de Bali

Bali, mai 1977 à janvier 2012, trente cinq années que je parcours sans cesse les îles de la Sonde entre Océans Indien et Pacifique, mers intérieures aux courants turbulents, volcans époustouflants de vigueur, séismes assourdissants, peuples guerriers désireux de conserver un mode de vie ancestral, forêts vierges sublimées par des géants de quatre-vingt mètres de haut, rhinos, éléphants, orangs-outangs, tigres, le vert criant des rizières et le sourire inlassable de toute une nation… C’est déjà beaucoup pour un seul pays, d’autres voisins ne sauraient en donner autant et c’est très certainement ce qui fait le plus grand charme de l’Indonésie. L’unité et la diversité, « Bhinneka Tunggal Ika », diversité des paysages et des peuples, unité dans une nation de près de deux cent quarante millions d’habitants. Om swasti astu.

Je pourrais écrire cent pages sur Bali où, tout juste débarqué en 1977, je découvre paysages, visages, fêtes religieuses et nourriture épicée. Bali a eu mes faveurs très tôt car très différente du reste de ce que je connaissais en Indonésie, une douceur de vivre inégalée à l’époque, des gens charmants pour qui on était tous des « John », puis des « Misters »… Je me souviens qu’il fallait changer d’aéroport à Jakarta lors d’arrivées de Sumatra ou Bornéo par exemple, aller de Kemayoran vers Halim Perdanakusuma en taxi dans les bouchons, donner la pièce au chauffeur du taxi, qui souvent n’avait pas de licence, pour avoir son vol à temps.

Bali, on ne compte plus les récits des étrangers-voyageurs sur cette île des dieux de l’hindouisme, on a l’impression d’avoir déjà tout lu, vu, su. La Gazette, chaque mois, propose des sujets et pourtant… Je me rends régulièrement sur le plateau du Batur, endroit superbe avec sa caldeira de dix kilomètres de large, volcan très actif qui, selon moi, devrait entrer en éruption dans les cinq prochaines années. La route pour le village de Trunyan est enfin terminée et je recommande à quiconque de la parcourir à moto ou en voiture pour apprécier les plantations de légumes et de piments, avec toujours en toile de fond le lac et le volcan. Trunyan a été l’endroit le plus difficile d’accès pendant des décennies à cause du manque de voies de communication et de la dureté visible des Aga envers les étrangers. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui et, passé cet obstacle, l’on se retrouve dans une pirogue antique avec une rame à la main, direction le cimetière le plus à l’Est du lac. On y trouve le lieu d’une coutume unique en Asie qui consiste à ne pas enterrer une certain catégorie de la population. On y dépose le corps des défunts sous la protection d’un immense arbre appelé Taru Nyang (d’ou le nom Trunyan) avec quelques bambous en forme de V comme unique protection contre d’éventuelles bêtes sauvages. Tout cela sans aucune odeur de décomposition provenant du site, à quelque moment que l’on visite le cimetière. Etrange ? Oui sûrement, mais le Taru Nyang a cette extrême propriété d’absorber les odeurs alentours dans son immense feuillage. Enfin, progrès du tourisme, aujourd’hui, plus personne ne vous importunera en quémandant de l’argent. Trunyan est un site hors du commun à Bali, à préserver à tout prix.
Bali, c’est aussi pour moi l’adat Bali, la coutume du peuple Balinais. Le prêtre ou pedanda pour les hautes castes ou le mangku pour le commun des vaisya et sûdra. Pedanda ou mangku, ils ont ce pouvoir hérité de leur ancêtres de protéger en prière les mortels, purifier par leurs mantras le chemin vers les chambres célestes. Ma femme est balinaise, de mère brahmane de la grande royauté de Klungkung et de père ksatriya de la famille royale de Mengwi. Une famille immense qui contient en son sein les plus grands pedanda de Bali. Lors de l’upacara meligia, cérémonie de purification pour l’esprit des défunts, il est extraordinaire d’observer un pedanda en prière, communier avec les esprits. Attitude similaire avec celle des grands prêtres dans les monastères du Nepal, du Ladakh ou du Tibet. La cloche enfin, instrument indispensable au pedanda ou au mangku pour communier avec les esprits ou le tout puissant Sanghyang Widi. Certes le pedanda est habillé richement, coiffé, paré de pierres précieuses et de colliers rutilants mais la symbolique reste la même. Pour avoir côtoyé au quotidien les grands pedanda de Bali, discussions sur le Dharma, la sagesse, les obligations, je me suis rendu compte que beaucoup font preuve de renoncement aux choses matérielles et s’impliquent depuis toujours pour un rapprochement des idéaux religieux avec l’Inde. Mais Bali est aussi empreinte d’animisme dans ses croyances, l’hindouisme ici a su s’adapter avec le mode de vie des Aga, habitants originels de l’île et ainsi pourvoir aux aspirations de la population.

Ida Pedanda Gede Punia Atmaja Pidada est de ma famille. Grand prêtre de Klungkung, il vient juste de décéder à l’âge de 83 ans. Jusqu’au bout de sa vie, il m’a entretenu de ses visions, de sa compréhension du monde, me faisant part de ses rencontres dans les conciles internationaux avec le pape Jean Paul II ou le Dalai Lama, de ses rencontres avec les « renonçants » hindous en Inde, les fameux sâdhus des bords de la Yamuna ou des moines bouddhistes du temple de Swayambunath à Katmandu. Un homme empreint de sagesse, qui n’a jamais critiqué le monde ni ses administrés balinais qui pourtant voient leur île vendue au plus offrant. Le jour de sa crémation (ngaben) à Griya Pidada Klungkung, beaucoup de grands pedanda de Bali étaient là pour lui rendre un hommage digne d’un roi, même des « Krishna » aussi, sur un leitmotiv « hare-hare », adeptes de Sai Baba, et tout le village de KlungKung. Cela m’a rappelé le grand temple de Srirangam au Tamil Nadu, en Inde.

Lorsque l’on a allumé la flamme sous le bûcher, dans cet endroit si particulier dédié aux grands prêtres, je me suis rappelé qu’apercevoir le corps se consumer dans les flammes est toujours pour moi un moment de paix intérieure, de plénitude qui me prépare moi-même au grand voyage. Car c’est de la même manière que l’on procédera pour moi si les démons de l’aventure ne m’engloutissent pas ailleurs. Bali n’est pas que ma terre d’adoption mais aussi une constante rencontre du « voyage » sous des angles différents. Mes nombreux passages au volcan Semeru à Java, le panthéon de l’hindouisme, le Mahameru ou grand stupa, pour récolter l’eau bénite sur les pentes du géant de feu à Kalimati (la rivière morte) et la rapporter dans une fiole spécialement achetée en Inde au temple de Badrinath et enfin la partager avec les mangku de mon village de Canggu ou les pedanda de Klungkung, cela aussi fait partie du voyage et de la découverte.

Les montagnes sacrées, le mont Agung, lui aussi une montagne de feu qui en 1963 arrosa tout l’Est de Bali de cendres et de blocs de rochers. Cela s’est passé lors de la cérémonie dédiée à Sanghyang Widi tous les cent ans au grand temple de Besakih. La foule hystérique, voyant par les fureurs et les grondements du volcan une manifestation divine, grimpait les pentes du volcan pour demander allégeance et pardon au dieu destructeur. L’armée a dû intervenir… Miracle, le temple n’a presque pas été touché par les bombes volcaniques, difficile d’en dire autant pour le Nord-est de Bali qui, jusqu’à nos jours, reste la partie la plus désertique.
La plus grande aventure à Bali reste cependant mon mariage avec une fille du cru, I Gusti Agung Ayu Damayanti. Je suis arrivé la veille de France, non sans avoir pendant tout le trajet téléphoné plusieurs fois pour mettre tout le monde en confiance au banjar de Cemenggon / Mengwi, où je me suis retrouvé au milieu de tout le village, des gens que je ne connaissais pas pour la plupart à l’exception de ma belle famille et sans les miens de France car je n’avais averti ma famille qu’une semaine avant. Seule Dominique Lavergne, une amie de longue date de Lyon, résidente à Sanur m’a donc servi de témoin ce jour là. Je me souviens du chef du sipil à Denpasar me racontant les difficultés du mariage balinais de Mick Jagger et Jerry Hall à Ubud quelques temps auparavant. N’étant pas hindous, il avait été difficile aux pedanda locaux d’accepter un mariage hors caste. Rien à voir avec moi qui m’était marié tout d’abord avec l’adat puis le sipil, c’est-à-dire tradition balinaise d’abord et mariage civil ensuite. Ainsi va Bali…

Aujourd’hui, Bali change à très grande vitesse, la population évolue et vit mieux grâce au tourisme qui emploie nombre de jeunes qui seraient sinon restés dans la rizière, mais il y a urgence à mener un combat pour que Bali conserve ses racines profondes et que les jeunes générations attirées par des idées nouvelles n’oublient pas ce que leurs parents leur ont appris et respectent le sacro-saint adat Bali. Pour le reste, c’est un autre débat… Om santi santi santi om.

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