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Papua, rencontre du troisième type (2ème partie)

La chrétienté, bien présente depuis trois décennies dans la vallée, et le gouvernement indonésien ont aboli lentement mais sûrement les rites animistes et seuls deux ou trois villages conservent encore ces traditions. Aujourd’hui, la robe de la mariée est enfin terminée, la jeune fille peut enfin se relaxer. Le four à cuisson en plein air est ouvert, ignames et quartiers de cochon, cuits à l’étuvée, embaument l’air mais surtout, ce qui impressionne le plus, c’est le silence… total. Le moment du partage commence, seul le chef parle, donne les directives, resserre les liens du clan.Il est sûr cependant que certains auront de la viande à manger et d’autres pas. Le partage détermine à cet instant la position de la personne ou de la famille dans le clan.

Isak Daud est un jeune chef Kurelu, au physique avantageux. Il parle haut et fort, sa femme, perdue au milieu des autres, n’en est pas moins la plus belle du clan. Demain, il entraînera ses hommes sur la colline surplombant le village et la rivière Baliem. Il encourage de la voix ses amis, ses frères à respecter la tradition, à se montrer généreux envers la communauté et à prouver leur bravoure. Les danses vont durer toute la nuit, des ombres furtives s’évanouissant dans la nature. Demain est un autre jour.

En ce début de matinée, ils arrivent par dizaines à Moai, sur l’immense terrain découvert, un peu en hauteur de la piste poussiéreuse qui mène vers les contreforts de la chaîne Jayawijaya. Le mont Trikora et ses presque 5000 mètres, au loin, joue entre les nuages. Moai, nom aux consonances mélanésiennes, ne se devine même pas sur une carte régionale. Aujourd’hui est jour de guerre, une commémoration du passé tribal présent encore dans beaucoup d’esprits où chaque groupe vient faire acte de bravoure et prouver le talent de ses guerriers.

Tapi dans l’ombre de quelques arbres disséminés sur une des plus hautes buttes du terrain, un guerrier Kurelu, du haut de cette tour de guet, surveille l’arrivée du groupe opposé. Il observe le va et vient à plusieurs centaines de mètres de là, en contrebas. Dans un passé récent, les Kurelu ont gagné ici leurs plus belles batailles, inscrit en lettres d’or une page décisive dans leurs guerres contre les clans Wali ou Wusi. Peu d’alliances entre clans, jadis, et une guérilla endémique où il était défendu de quitter son propre territoire sous peine capitale. Une flèche décochée de quelques dizaines de mètres et la mort vous happait en pleine jeunesse.

Le vol de femmes ou de cochons est la cause principale des guerres de clan. On paie au prix fort toute incartade à la discipline tribale. Les exemples au quotidien ne manquent pas dans les montagnes papoues. Chez les tailleurs de pierre de Langda ou Yingme, où j’ai souvent été le témoin de bastonnades et de bannissements d’un membre de la tribu, les comptes se règlent à la flèche ou la hache de pierre et cela se termine régulièrement par la mort de l’un des protagonistes. Magie et croyance sur le mauvais sort, si quelqu’un est désigné, son destin est scellé et personne ne pourra l’aider. Si l’on est riche en cochons on peut toutefois espérer sauver sa peau mais le territoire vous est fermé à jamais.

Ils ont pour la plupart des noms chrétiens, Abraham, Joseph, Isaac, guerriers nus christianisés par l’ancien colon hollandais. Cela ne les empêche pas de porter le koteka (étui pénien) haut, bien droit, provocateur. Les visages et les corps sont enduits de boue, les cheveux de graisse de cochon, plumes de casoar et d’oiseau de paradis enserrent le front. D’autres ont une toque en peau de chien ou de kuskus, des poils de chien en bracelet. Chacun porte son attirail de guerre, arc, flèches et lance.

Un cri, un ordre, tout le monde a compris et les voilà qui dévalent la pente à toute vitesse pour se rapprocher du camp opposé. Pour tous ces acteurs, ce n’est que le processus normal d’une vie faite de péripéties, d’actes de bravoure, de lutte de territoire et la reconnaissance de tout un clan, les femmes surtout. Elles sont importantes, les femmes, dans la vie papoue. Un grand guerrier ou chef de tribu peut en posséder jusqu’à 20, toutes dévouées à sa cause et même la religion chrétienne n’a pu effacer ces pratiques. Dans le village, hommes et femmes vivent séparés, il y a les onai pour les hommes et les dibah pour les femmes. Les rapports conjugaux se font en dehors du village, dans la campagne, les champs…

Il fait de plus en plus chaud, les nuages qui s’amoncellent contre les parois abruptes des montagnes annoncent la pluie. Les corps ruissellent de sueur, la graisse de cochon dégouline des visages, une forte odeur s’en dégage. Une charge, deux charges ponctuées de cris stridents et les Kurelu reviennent rapidement dans leur camp. Les lances et quelques flèches se perdent dans les hautes herbes, on s’invective de loin et l’on fait le fier. Chacun veut montrer son agilité, courir à corps perdu dans cet immense théâtre naturel. Les militaires et la police locale veillent pour éviter des débordements possibles mais tout se passera bien et Isak, le chef, ramène son monde au village. Ce soir, on va danser et manger toute la nuit à Miagaima tandis qu’à Waga Waga, un immense feu est allumé pour une incinération, un corps brûle sur le bûcher à la mode indienne. Quelques femmes pleurent, se lamentent près des flammes, demandent pardon à d’hypothétiques dieux de la montagne. La veuve aura demain une phalange coupée en signe d’allégeance à son mari, un supplice qui date de la nuit des temps et qui mutile encore aujourd’hui les mains des femmes papoues. Les hommes ne sont pas mieux lotis, on leur coupe un bout d’oreille à chaque veuvage.

La Papouasie se modernise à grande vitesse, la « Trans-Irian », route qui coupe la jungle en deux, de Jayapura, la capitale au nord, jusqu’à Wamena dans la vallée de Baliem, va bientôt voir défiler une cohorte de camions et de transports en commun au risque de détruire le fragile écosystème naturel. Peut-être y rencontrerez-vous quelques hommes en étui pénien avec arc et flèches, l’herminette de pierre sur l’épaule, déambuler au milieu de la circulation. Des voyageurs à pied, fraîchement débarqués de leurs montagnes neigeuses, qui risquent d’être anéantis par une civilisation qu’ils ne comprennent pas encore…

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