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Meurtres de prostituées indonésiennes à Hongkong : quelles prostituées ?

Le récent meurtre de deux prostituées indonésiennes à Hongkong par un trader britannique a reçu un traitement journalistique bien différent selon qu’on lisait l’information dans la presse indonésienne ou dans la presse anglophone ou internationale. Ce double meurtre horrible perpétré à quelques jours d’intervalle par le banquier anglais Rurik Jutting a permis de mesurer avec quel malaise on appréhendait dans l’Archipel le sort des Indonésiennes obligées de chercher leurs moyens de subsistance à l’étranger. A fortiori quand il s’agit de prostituées. Des Indonésiennes qui travaillent surtout comme employées de maison et dont on s’apitoie sur le sort de façon un peu… psychopathologique. On reconnait et admire leur bravoure, car pour travailler dans « le pays de quelqu’un » (negeri orang, selon la formule consacrée), il en faut, mais on a honte aussi en même temps d’avoir à reconnaitre que presque 4 millions de citoyens indonésiens sont forcés de mendier leur subsistance ailleurs dans des métiers peu valorisants et en vertu d’accords qui s’apparentent souvent à un marché d’esclaves.

Il en résulte en général un traitement larmoyant du sort de ces travailleuses dans la presse indonésienne. Il est vrai que misère et ignorance donnent rarement naissance à de meilleurs lendemains, fussent-ils à l’étranger, et les cas d’exploitations en tout genre, de violences et de viols sont légion, alimentant en retour le pathos sur le sujet de ces TKI (tenaga kerja Indonesia). Les problèmes sont néanmoins bien réels, il y a par exemple 240 condamnés à mort indonésiens, essentiellement en Arabie Saoudite et en Malaisie, et le gouvernement est généralement accusé de ne pas faire grand-chose pour sauver celles qui se sont retrouvées coincées dans des cas de défense dont la légitimité n’est pas reconnue par l’accusation. Même s’il lui est arrivé de payer des rançons, comme dans le cas de Darsem, en Arabie Saoudite, qui avait tué un membre de la famille de son employeur qui tentait de la violer (cf. La Gazette de Bali n°76 – septembre 2011).

Les homicides particulièrement sanguinaires de Sumarti Ningsih et Seneng Musiasih à Hongkong présentent une problématique bien différente ici car les deux jeunes femmes se prostituaient dans le fameux quartier chaud de Wan Chai. Mais prenons d’abord connaissance des faits dans la presse britannique avec The Daily Mirror : « Une des deux prostituées trouvées mortes dans l’appartement hongkongais du banquier britannique avait dit à ses amis qu’elle allait s’éclater à une fête d’Halloween quelques heures avant d’être assassinée. La femme, connue localement sous le nom de Jesse Lorena, une travailleuse du sexe indonésienne de 30 ans, a été trouvée nue luttant pour sa vie au 31ème étage de l’appartement de Rurik Jutting, souffrant de coupures au couteau à la gorge et sur les fesses. Elle est morte juste après l’arrivée de la police. Le corps d’une autre prostituée, Sumarti Ningsih, a été trouvé attaché avec une corde et enroulé dans un tapis dans une valise sur le balcon de Jutting. Des reportages locaux affirment que des sex toys et de la cocaïne ont été trouvés sur place par la police. Le meurtrier des travailleuses du sexe d’Hongkong organisaient des orgies à 10 000 livres sterling avec drogues et alcools. »

Dans un style moins sensationnel, le journal canadien The Globe and Mail : « Seneng Mujiasih avait l’habitude d’approcher tous les soirs des étrangers dans le bar Old China Hand, sur Lockhart Road. Rurik Jutting ? Un habitué aux manières rudes qui poussait la foule et buvait dans les verres des autres, témoigne le pianiste du bar. « Il voulait prendre deux ou trois filles en même temps. Il avait beaucoup d’argent et l’utilisait avec les femmes. Il y a plein de gars comme ça par ici. » Pour les femmes du Sud-Est asiatique qui travaillent à Wan Chai, les passes aident à rapporter des revenus supplémentaires en plus des jobs réguliers de la journée comme employées de maison ou baby-sitters. Une des victimes, Mujiasih était en overstay d’un visa de travail. L’autre était venue à Hongkong sur un visa de tourisme pour se prostituer. »

Trader, coke, couteau et putes, tous les éléments d’un roman de Bret Easton Ellis sorti tout droit de la fin des années 80 ? Peut-être, mais rien d’appréhendable pour une culture indonésienne qui produit pourtant aussi un « Indonesian Psycho » de temps en temps, alimentant une rubrique faits divers dont on se délecte ici comme ailleurs. Le sang oui, mais le sexe, qui plus est tarifé, c’est tabou quand on parle des TKI. Au début de l’affaire, une des deux chaînes d’info n’a pas caché la profession des victimes et également présenté quelques photos (floutées sur les parties du corps supposées indécemment exposées) des deux jeunes femmes en « tenue de travail ». Mais cette chaîne s’est vite ravisée. En effet, comment entonner le couplet larmoyant habituel sur le terrible sort des TKI à l’étranger si, en même temps, elles ne sont pas d’exemplaires petites travailleuses obscures et méritantes. Alors, journalistes et officiels se sont livrés ensemble à un étonnant exercice de langue de bois…

Dans Kompas par exemple, on explique dans le plus pur style rapport de gendarmerie : « Jesse Lorena alias Seneng Mujiasih et Sumarni Ningsih, originaire de Cilacap, auraient été assassinées par un banquier anglais, Rurik Jutting, à Hongkong. Leurs cadavres ont été trouvés dans l’appartement du perpétrateur. Jesse Lorena alias Seneng Mujiasih, une des deux femmes victimes du meurtrier à Hongkong, serait originaire du Kabupaten de Muna, Sulawesi Tengarra. Pour en être sûr, la police a envoyé une équipe médicale dans cette région afin de comparer les ADN. Sur la base des infos provisoires reçues par la police de Muna, on sait que Jesse était partie à Hongkong il y a cinq ans pour travailler par l’intermédiaire d’un bureau de placement de Java. »

Dans Tribunnews, on ose poser la question : « Si elles ne sont pas TKI, les deux victimes du meurtrier d’Hongkong travaillaient dans quoi ?  » Mais on se garde bien de répondre et d’affirmer ce qui est déjà évident dans toute la presse internationale… « La police de la République d’Indonésie essaye de cerner le travail et les activités des deux citoyennes indonésiennes victimes d’un meurtre à Hongkong. Notre police à Hongkong va enquêter, depuis leur procédure d’expatriation jusqu’aux papiers d’immigration. Après ces recherches, il sera possible de savoir la nature de leur départ à l’étranger et de leur situation là-bas. Jusqu’à aujourd’hui, l’occupation professionnelle des deux victimes reste inconnue. Certaines sources affirment qu’elles étaient TKI mais aucune d’elles n’avait un visa de travail. Sumarti était même arrivée avec un visa tourisme. »

L’honneur est sauf et le refrain habituel sur le malheur des TKI peut désormais être repris dans l’agora. Sur place, à Hongkong, 200 travailleuses indonésiennes font un sitting accompagné de chansons et de prières à leur mémoire. L’image de toutes ces petites bonnes habillées en muslimah est publiée partout dans la presse indonésienne. Dans la foulée, on critique les lois de Hongkong « qui sont restrictives et les laissent vulnérables à tous les abus et leur donnent peu de possibilités de changer de métier ou de grimper dans l’échelle sociale », comme le rapporte l’AFP après avoir interrogé des activistes. Des activistes qui n’oublient pas de fustiger l’inaction du gouvernement indonésien dans les cas de maltraitance de TKI. Le gouvernement s’en défend bien sûr. « Le ministère des Affaires étrangères affirment avoir envoyé des officiels à Hongkong pour se saisir du problème et est en relation avec les familles des victimes », peut-on lire dans cette même dépêche de l’AFP.

C’est finalement une ONG internationale qui fait les vraies remarques que l’Indonésie ne veut pas entendre. L’AMCB (Asian Migrants Coordinating Body) affirme : « Le gouvernement indonésien manque d’un sens de responsabilité dans le fardeau des travailleurs indonésiens à l’étranger et a été silencieux et passif dans l’affaire Wan Chai. Le gouvernement est apparemment embarrassé par toute l’affaire et se concentre sur ses propres investigations concernant background et profession des victimes au lieu du crime commis contre elles. » Eni Lestari, la porte-parole d’AMCB, poursuit ainsi : « Le gouvernement indonésien est bien hypocrite de vouloir se laver les mains des meurtres de Wan Chai quand, en réalité, il a activement vendu ses ressortissants à l’étranger pour qu’ils travaillent dans des postes dangereux de domestiques et qu’il tourne le regard ailleurs lorsqu’il s’agit de la prostitution des femmes indonésiennes à l’étranger. »

AMCB rappelle également que « l’Indonésie laisse ses travailleurs migrants – qui cherchent à l’étranger à échapper à la pauvreté de chez eux – à la merci d’agences agrémentées par le gouvernement peu scrupuleuses qui chargent les candidates au départ avec des frais exorbitants que beaucoup d’entre elles mettent des années à rembourser. Ces agences déçoivent de façon systématique ces femmes au sujet des salaires et des frais, confisquent leurs papiers d’identité et autres effets personnels et présentent des honoraires en excès de ce qui est permis par la loi. » Sans oublier le racket dont elles étaient victimes lors du retour au pays dans le terminal spécial qui leur était alloué dans l’aéroport de Jakarta. Un terminal heureusement démantelé récemment à l’initiative de la commission anti-corruption (KPK).

Pour terminer, nous citerons un rapport d’Amnesty International datant de novembre qui condamne « les conditions d’esclavage » dont sont victimes les femmes indonésiennes employées comme personnel de maison à Hongkong. Deux tiers des interviewées pour ce rapport affirment qu’elles subissent des abus physiques et psychologiques. Entre le double langage du gouvernement et l’attitude misérabiliste qu’il convient d’avoir sur le sujet, le sort peu enviable de ces travailleuses indonésiennes exploitées à l’étranger oscille dans l’imaginaire des Indonésiens entre la traite des esclaves et le martyre. A cause de leur profession, Sumarti et Seneng ne rentraient pas dans ce cadre, leur qualité de professionnelles du sexe a donc été gommée, permettant au discours convenu sur les TKI d’être répété une fois de plus dans un ronronnement bien habituel. Ce qui permet à tout le monde d’éviter de se confronter aux vraies raisons de la misère de ces femmes tout en versant une petite larme pudique et vite oubliée.

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