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Mes souvenirs de Bali, par Guy Chantepleur, 1938

La religion balinaise…

« Le chef incontesté du Panthéon balinais est Civa, le plus puissant des dieux, celui de qui toutes choses procèdent et dépendent. On l’identifie le plus souvent à Souria, le dieu du soleil. Et c’est sous cette forme qu’il a les adorateurs les plus nombreux et les plus fervents. Brahma et Souria, c’est probablement le dieu de l’île. Dans la plupart des temples, dans ceux même des desa (villages), un siège de pierre superbement décoré, le padma sana ou « trône du lotus » lui est dédié, sur lequel on espère qu’il voudra bien descendre. Et nul dieu ne reçoit tant de prières et d’offrandes ! Mais son véritable trône, invisible aux hommes, s’érige sur les sommets nébuleux du Gounong Agoung, la plus haute montagne de l’île, séjour mystérieux et redoutable des dieux.

Civa est connu encore sous beaucoup d’autres noms qui correspond à des attributions différentes. C’est ainsi que, comme Kala ou Mahakala, il est le dieu destructeur, celui qui détruit pour féconder. Comme Bhatara Gourou, il possède la science suprême et l’enseigne. Les brahmanes, ses disciples, sont aux yeux des mortels, l’incarnation du dieu. Civa est le centre du « trimourti », de la trinité hindoue, telle qu’elle est vénérée à Bali. A sa droite se place Brahma, à sa gauche Vishnou. Un peu négligé, me semble-t-il, Brahma est considéré principalement comme le dieu de la mort et préside aux crémations ; on le confond parfois avec Agni, le dieu du feu.

Vichnou, le dieu bienfaisant des eaux souterraines et fertilisantes, le dieu de l’agriculture et de la prospérité rurale, se manifeste aussi comme un dieu sombre et terrible qui rappelle le Hadès des Grecs. Ce double aspect apparaît souvent chez les dieux hindous, tour à tour, miséricordieux et vindicatifs, propices et ennemis. L’épouse de Civa, Dourga, la grande déesse, la Mère de toute la nature, est également, sous les traits d’une horrible sorcière, une divinité de la mort. A Sri ou Cri, épouse de Vishnou, est dévolu le domaine paisible des champs, des produits de la terre et plus particulièrement du riz. Brahma a pour femme Saraswati, la déesse de la science et des arts. Au culte de Civa se rattache celui de Kumara, dieu de la guerre et protecteurs des enfants, et surtout celui de Ganeca, fils spirituel du Maître, le dieu qui aide à résoudre les difficultés, le dieu des solutions heureuses. On lui prête souvent une tête d’éléphant… » « …et je nommerai encore Brahma, dieu très populaire de la Mer à qui des sacrifices solennels sont offerts sur les grèves et Yama, le juge des morts. Mais comment citerais-je toutes les divinités ou « demi-divinités » sans compter les héros ! – dont la légende venue de l’Inde à travers l’archipel de la Sonde a pris racine en terre balinaise et y a fleuri. Elles sont trop !… »

Le petit château d’ eau du Prince- Régent de Karangasem (un palais encore habité dans les années 30…aujourd’hui délaissée et en ruines…)

« …Chaque matin, l’auto blanche et les deux petits chauffeurs enturbannés, fidèles serviteurs de nos curiosités, viennent nous prendre à l’hôtel… Des flamboyants bien rouges et des jacarandas d’un bleu mauve déploient leur magnifique floraison devant la rest-house de Karangasem où, à l’abri d’une véranda ouverte de tous côtés, nous essayons en vain de manger les provisions surchauffées que nous avons apportées de Den Pasar. Karangasem est le chef-lieu d’un district. Le seul poste de Régent qui soit encore confié à un indigène. La faveur de l’occuper a été accordée à Gedah Djela, oncle du Régent actuel, en reconnaissance de la loyauté dont il avait fait preuve, lors de la révolte de l’île de Lombok ; ses héritiers continuent à en bénéficier. A Ududjong, que quelques kilomètres séparent de Karangasem et de son palais, le prince régent possède une résidence de campagne, un « château d’eau » – c’est le terme employé – où nous conduit notre itinéraire de la journée. C’est une construction assez moderne qui ne porte point les caractères de l’architecture balinaise et qu’aussi bien, nous serions assez embarrassés de rattacher un style déterminé, quoique nous y percevions des réminiscences hollandaises et je ne sais quoi qui, pour nous, évoque la Chine.

Un lac entoure le petit château qui s’y reflète, relié au jardin par une longue passerelle qu’agrémente, sans beaucoup l’abriter, une amusante sui te de portiques blancs dont les fines colonnes et les arcades reparaissent, fleuries de plantes grimpantes, au rezde-chaussée de l’habitation. Des nymphéas de teintes pâles et des lotus roses émergent du miroir de l’eau. Des statues balinaises et de grands vases, qui portent des plantes rares, ornent les rives du lac et les abords du petit château. Le jardin aux parterres bordés de mosaïques, aux arbustes précieux, s’étend jusqu’à la colline qu’une végétation splendide et pourtant disciplinée, escalade et où des kiosques et des statues se dressent en parfait accord avec la masse ordonnée de la verdure et des fleurs.

Une charmante fantaisie semble avoir présidé à la création de ce domaine. Il me rappelle un livre de mon enfance dont l’illustration avait essayé de représenter la résidence d’un prince de féerie… Nous sera-t-il permis de pénétrer dans cette aimable demeure ? Hélas ! au bout de la passerelle, un beau Balinais, vêtu de rouge et d’or, met un doigt sur ses lèvres… Le Prince-Régent de Karangasem dort !… »

Chantepleur visite ensuite la foret sacrée de Sangeh et assiste à une crémation, moins spectaculaire que celle à laquelle avait été convié Dubois cent ans plus tôt… Les Hollandais ayant interdit la pratique des sacrifices rituels.

« …A Bali, les arbres sont la parure naturelle des lieux saints.Aux abords immédiats des temples, quand ce n’est pas dansleur enceinte même, ils se développent librement, puissamment,mêlent leur verdure vivante et capricieuse à la flore stylisée,parfois aussi luxuriante que la pierre. Ils inspirent aux Balinais un sentiment mystique, une dévotion qui, d’ailleurs, n’est pas exempte de crainte. Certains arbres ne sont-ils pas d’essencedivine ? Et tous les arbres n’appartiennent-ils pas aux dieux ? A Bali, ô merveille, il y a des arbres et des forets sacrées ! Laforêt sacrée de Sangeh, une admirable forêt de muscadiers, quel précieux souvenir j’en garde !

Les muscadiers de la forêt de Sangeh sont impressionnants, à la fois par leur hauteur prodigieuse, leur vigueur svelte et leur beauté. Comme ce sont des arbres sacrés, leur bois ne doit servir qu’à la construction des temples… Encore faut-il, pour que le muscadier de Sangeh puisse être utilisé ainsi, qu’il ait été brisé par la foudre ou que l’âge en ait tari la sève. Des singes s’ébattent parmi les branches ou dans le chemin, attendant le passage des fidèles… »

« …L’agence touristique de Bali, si ingénieuse à nous faire les honneurs de l’île, ne s’est pas encore décidée – cela viendra peutêtre
! – à organiser des crémations pour le plaisir des voyageurs. Mais exactement informée de toutes les possibilités qui s’offrent d’assister à ce spectacle de choix le plus caractéristique, à coup sûr, que Bali puisse donner – elle se garderait de laisser perdre à ses clients une occasion si belle !

Dubois analyse les clivages sociaux et le système des castes, sujet pas suffisamment spectaculaire pour retenir l’attention des touristes au XXIème siècle…

« A la religion néo-hindoue que pratiquent le presque totalité des Balinais, reste étroitement lié le système de castes. Venus de l’Inde, en passant par Java, ce régime qui s’est instauré, il y a plusieurs siècles à Bali, s’y maintient encore aujourd’hui. On compte à Bali trois castes qui constituent le « Triwanga » c’est-à-dire l’aristocratie. Tout au sommet de l’échelle sociale ; se place la caste des Brahmanes. La qualité de brahmane est due à la naissance et le destin de chaque brahmane n’est pas fatalement, comme on a tendance à le croire, de devenir prêtre. C’est toutefois, parmi les brahmanes que doivent être recrutés exclusivement les « pedanda », les prêtres du rite hindou. De longues études, suivies d’une initiation particulière, préparent les élus à ce sacerdoce de haut rang. Les titres de « Ida » quand on s’adresse à un homme et de « Ayou » quand on s’adresse à une femme, sont donnés aux brahmanes.

Un peu au-dessous des brahmanes sont les « satrya », guerriers, seigneurs, chevaliers… A cette élite appartenait jadis les princes qui régnaient sur l’île de Bali et leur entourage. Le titre donné à un satrya est « Tjokarda ». Les « wesia » ou « gousti », gens de petite noblesse, propriétaire terriens, riches marchands, composent la troisième caste. Chacune de ces castes comprend elle-même plusieurs divisions. Les Balinais qui ne font pas partie du « Triwanga » et qui forment tout naturellement la grande masse de la population sont désignés par le terme général de « soudra ».

Tout en respectant le régime des castes, le gouvernement néerlandais l’a sensiblement amendé et le sort des « soudra » s’en est trouvé fort amélioré ; beaucoup d’entre eux arrivent à la fortune ; certains affichent un luxe égal à celui des plus riches satrya. Les privilèges nobles n’autorisent plus les abus de pouvoir dont les sans-castes avait jadis à souffrir, cependant ces privilèges sont restés nombreux et incontestés. Et c’est peut-être devant la mort qu’en ce pays où, pour tous, la vie semble si facile et si joyeuse, que les contrastes créés par l’inégalité des conditions sociales se montrent encore avec le plus d’éclat.

…A une sensualité naïve qui leur est naturelle, s’allie curieusement chez les Balinais, le mépris du corps. En effet, le corps humain est une enveloppe grossière et souillée. Même après la mort, même délivrée de cette matière corrompue et périssable qui l’asservissait, l’âme ne peut prétendre aux félicités célestes, tant que sa dépouille indigne n’a pas été détruite, purifiée par le feu. Si les restes de sa forme terrestre ne devraient pas être un jour ou l’autre, consumés selon les rites, par la flamme rédemptrice, la pauvre âme risquerait d’errer devant les portes du paradis sans les franchir ou, comble d’horreur, de passer dans le corps d’un animal…Voilà, du moins ce que croit l’homme de Bali… Et quand il entend la nuit, hurler les chiens sauvages, il frémit… bien certain que, par leur voix lugubres, se lamentent des âmes en peine. C’est dire assez l’importance qu’il attache à l’incinération.

Aussi, de tous les rites sacrés observés à Bali, les ritescrématoires sont-ils ceux qu’on célèbre avec le plus de faste et de solennité… Mais il y a des degrés dans cette solennité et ce faste, et un protocole rigoureux règle, conformément à chaquecas, l’ordonnance des cérémonies funèbres, attribuant au défunt les honneurs qui correspondent à son rang. Si ce rang est élevé,la somme à dépenser par la famille est une véritable fortune ! Aussi bien, sans atteindre à ces prix extravagants, toute crémation est fort coûteuse. Il est fréquent que des Balinais de situation médiocre travaillent et économisent pendant de longues années,voir leur vie durant, pour constituer l’épargne qui leur permettra de faire incinérer leurs parents ou de s’assurer, dans l’avenir àeux-mêmes, les ineffables avantages de ce rite final.

Mais au moment d’un décès, quand les ressources manquent dans la famille du mort ?

Chez les gens de peu, elles manquent presque toujours ou sont insuffisantes… Alors, le défunt est enterré dans un cimetièreet y attend, quelques fois longtemps, le jour fortuné de la crémation. L’âme étant soumise, tant que le corps existe, à la nécessite de manger, les parents veillent scrupuleusement au ravitaillement de la tombe et y glissent des aliments par une ouverture ménagée à cet effet.
– Le brahmane, le – satrya, les aristocrates enfin, ne sont-ils jamais enterrés ?
– Jamais ! Jusqu’à la crémation, retardée d’ailleurs le plus souvent,- pour différents motifs, et qui exige, en tout cas, des préparatifs lents et minutieux, le corps embaumé d’un « triwanga » est confié au poura dalem, temple des morts, ou même continue de reposer dans la demeure qu’il occupait vivant…

Seuls les vieux Balinais, descendants directs des autochtones, les Bali Aga des montagnes, ne se soucient pas de brûler leurs morts. Ils exposent en haut des rochers, aux pentes des ravins sauvages, comptant pour en détruire l’enveloppe terrestre, sur les bêtes fauves ou sur le grand soleil… »
« Et il nous faut quitter Bali !

Aujourd’hui, à midi, le petit bateau qui fait une fois ou deux par semaine, la navette entre Boedeleng et Sourabaya et qui – le bétail et surtout les porcs constituant le principal commerce d’exportation de Bali – est désigné communément sous le surnom d’« express des cochons », nous emportera vers la grande île voisine… »

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