Le Festival international du film de Toronto vient de présenter un documentaire de l’Américain Josuah Oppenheimer intitulé « The Act of Killing », sur les massacres de communistes perpétrés en Indonésie dans les années 1965-66 après le coup d’Etat « rampant » du général Suharto. Outre que les études et exposés sur cette période noire de l’histoire de l’archipel sont peu nombreux et qu’il faut donc en saluer l’existence, ce docu original par sa forme et son contenu a littéralement subjugué le public et la critique lors de sa présentation. Plutôt que de monter un film-documentaire conventionnel, incluant interviews et images d’archives, Joshua Oppenheimer a pris le parti de mettre les assassins devant la caméra en leur demandant de revivre leurs forfaits après avoir écrit eux-mêmes un scénario. Il a aussi décidé de ne pas interviewer les victimes. Il y a une dizaine d’années, il avait travaillé sur un projet de film pour lequel il avait rencontré certains survivants « mais ils avaient trop peur de parler. C’était d’ailleurs difficile pour nous aussi car nous étions constamment menacés par la police et les militaires », a-t-il expliqué sur CNN.
Pour « The Act of Killing », il a donc décidé de portraiturer uniquement les auteurs des atrocités qui, rappelons-le, ont fait plus d’un million de morts parmi les communistes, leurs familles, leurs amis, mais aussi au sein de la communauté chinoise et parmi les intellectuels. Il a suivi à Sumatra Anwar Congo et ses amis, tous aujourd’hui de respectables et admirés dignitaires de l’organisation paramilitaire Jeunesse de la Pancasila, sur les traces de leurs « actions patriotiques » perpétrées il y a presque 50 ans. « La structure du pouvoir dans le nord de Sumatra vient de ces tueurs donc ils bénéficient d’une complète impunité et aussi d’une immunité légale », poursuit-il. Avant d’approcher Anwar Congo, Joshua Oppenheimer a parlé à une quarantaine de membres de ces escadrons de la mort recrutés par l’armée au sein de bandes de voyous (preman) . « Je suis un Américain faisant un film américain. Ils adorent les films américains. L’Amérique les a toujours soutenus et ils pensaient simplement que j’étais de leur côté. Je n’ai pas eu à mentir », dit-il. Le film étant finalement à charge, il n’a donc pour l’instant bénéficié d’aucune couverture presse ici à l’exception de l’anglophone Jakarta Post.
“C’est une vision cauchemardesque d’une banale et effrayante culture de l’impunité dans laquelle les tueurs font des plaisanteries sur leurs crimes dans des talk shows à la télé », poursuit un autre article. On voit en effet dans le docu, Anwar Congo et ses acolytes dans une émission de la chaîne nationale TVRI. Ils sont invités au sujet du tournage du film. La sémillante présentatrice explique tout sourire en introduction, comme s’il s’agissait de cafards : « Anwar Congo et ses amis ont développé un système novateur et plus efficace pour exterminer les communistes. Un système plus humain, moins cruel et sans violence excessive. Alors Pak Anwar, vous les avez quand même éradiqués, pas besoin de leur faire mal avant ? » Pendant que des images montrent un des tueurs garroter un figurant dans une reconstitution du film. Irréel en effet, c’est en Indonésie et nulle part ailleurs… Comme ces images récentes montrant l’ex vice-président Yusuf Kalla vêtu d’un uniforme des Jeunesses de la Pancasila lors d’un de leur meeting et qui affirme à la tribune : « Nous avons besoin de preman pour faire avancer les choses. Pancasila ! »
Anwar Congo et ses sbires affirment avoir été inspirés dans leur tâche ignoble par nombre de stars viriles du grand écran hollywoodien. Pour mettre en scène leurs reconsti tuti ons devant la caméra d’Oppenheimer, on les voit au maquillage discuter de façon précise comment jouer au mieux leurs rôles respectifs. L’un se vante de viols de fillettes de 14 ans. Dans une autre scène, ils re-jouent le viol et l’assassinat de villageoises et de leurs enfants et la mise à feu de leurs habitations avec des amis, de la famille, comme figurants. Au cours du tournage d’une scène d’exécution, l’appel à la prière du soir les interrompt. On les voit subitement sortir du champ, la caméra coupe, ils ne reviennent qu’une fois leur devoir religieux accompli.
En ce début de 21ème siècle et au regard de son poids économique nouveau, on disserte de plus en plus souvent sur les maux qui touchent l’archipel aujourd’hui. Sans doute parce qu’on y pressent un possible acteur majeur dans la région et peut-être même dans le monde. Et ainsi, contrairement à son passé pas si lointain où le pays vivait volontairement hors du monde, politiciens, intellectuels, économistes et journalistes de partout y vont de leurs recommandations sur la façon de le faire avancer. Toutefois, des questions essentielles mériteraient d’être posées en préalable. N’oublie-t-on pas, et les Indonésiens les premiers, que l’Indonésie moderne est construite sur un mensonge fondateur, celui du « coup d’Etat communiste », et sur des massacres d’une portée effrayante restés impunis ? Comment un peuple peut-il retrouver son amour-propre après un traumatisme d’une telle ampleur sans pardon ni réconciliation ? Et enfin, au sujet de cette démocratie nouvellement acquise et largement biaisée, n’y verrait-on pas les mêmes vieux démons aux commandes mais dans des beaux habits plus présentables ? En réponse, reprenons ces propos formulés récemment lors d’un séminaire par le célèbre sociologue Thamrin Amal Tamagola : « L’élite politique d’aujourd’hui est le produit du régime de l’Orde Baru qui continue de se maintenir dans un environnement politique national nouveau. » On s’en doutait un peu.