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Les souvenirs d’un officier français pendant la guerre à Bali

« …En 1830, j’étais sous-lieutenant dans l’infanterie de la garde royale. Notre régiment se trouvait en Normandie quand la révolution de juillet éclata. Un ordre envoyé sur les ailes du télégraphe nous rappela en toute hâte à Paris. Dans ce temps là, les chemins de fer n’existaient pas et nous n’avions pour obéir, d’autres moyens que des marches forcées. Mais nous eûmes beau doubler et même tripler les étapes, quand nous arrivâmes à quarante kilomètres de Paris, nous apprîmes que tout était terminé, et que Charles X avec l’armée royale était en retraite sur Rambouillet. Nous y arrivâmes pour recevoir les adieux du vieux roi, qui le jour même s’acheminait sur Cherbourg, où il devait s’embarquer pour la terre d’exil.
La garde royale fut licenciée. Ma carrière militaire se trouva ainsi brisée, car les principes dans lesquels j’avais été élevé, ne me permettaient pas de prendre du service sous le nouveau régime. Mon père, ancien émigré rentré en France avec les Bourbons, se regarda comme atteint du même coup qui les bannissait de la terre natale, et lorsque après le licenciement de la garde royale j’allai le rejoindre à Paris, je le trouvais prêt à partir pour la Belgique. Je t’attendais me dit-il car je savais bien que tu ne mettrais pas ton épée au service du Duc d’Orléans. Nous allons nous rendre à Gand ou à Bruxelles où j’ai laissé quelques amis, et là nous attendrons, comme il y a quinze ans que l’orage révolutionnaire soit passé… Nous ne passâmes que deux mois à Bruxelles quand des émeutes locales inspirées des journées révolutionnaires françaises éclatèrent en Belgique et détrônèrent le prince d’Orange. Nous n’eûmes pas d’autre choix que celui de partir plus loin vers La Haye aux Pays-Bas.

« Mon père, lui dis-je je suis las de toujours fuir devant l’émeute. Puisque les circonstances ne m’ont pas permis de défendre contre mon souverain légitime, il me semble qu’il est de mon devoir de royaliste d’offrir mon épée au prince dans les Etats duquel nous sommes venus chercher asile, et qui se trouve menacé du même sort qui a atteint notre roi ». Mon père qui avait passé beaucoup de temps aux Pays-Bas comme réfugié politique avait des relations personnelles avec des généraux de l’armée hollandaise. Il m’introduisit à l’un de ses vieux amis. Comme les chances de retour de la famille Bourbon en France s’évanouissaient avec le temps, je décidai de m’enrôler dans l’état-major de l’armée du prince Orange-Nassau. De surcroît, l’armée hollandaise retraitait de Belgique sous l’intervention de l’armée française qui contribuait à la prise de la citadelle de la ville d’Anvers, Si bien que la partition politique devenait inéluctable entre les Pays-Bas et la Belgique surtout après l’approbation de l’Angleterre. Mon père éprouvait un tel sentiment de détresse, qu’il mourût en 1833 et cela contribua à ma décision de m’engager définitivement afin de servir comme capitaine dans l’armée coloniale hollandaise des Indes orientales. Mon régiment fut assigné à la défense de l’île de Java et se composait principalement de volontaires étrangers qui avaient déserté d’Allemagne, de Suisse, de Prusse, d’Angleterre, de France, du Portugal ou d’Espagne, mais les officiers étaient aux deux-tiers hollandais ; quant aux sous-officiers, la proportion était inverse : un tiers au plus était hollandais d’origine, le reste était étranger. Les renforts nécessaires à mon régiment devaient s’élever à douze cents hommes, qui devaient être répartis par détachements de trois à quatre cents, et envoyés à leur destination au fur et à mesure qu’ils seraient organisés en compagnies et que l’ont pourrait disposer de bâtiments de transport nécessaires à leur translation. Je fis partie du dernier convoi embarqué sur la frégate la Princesse d’Orange. Il se composait de trois cent cinquante hommes, divisés en trois compagnies. Nous étions sous les ordres immédiats d’un major, remplissant les fonctions de chef du bataillon. Les autres convois devaient nous suivre à un mois ou deux de distance […]

L’île de Bali où m’appelait ma mission est toute voisine de Java ; elle n’en est séparée que par un détroit, lequel offre une route sûre aux vaisseaux qui retournent en Europe pendant la mousson d’ouest. Elle est extrêmement peuplée pour son étendue ; elle compte près d’un million d’âmes (une densité double de celle de Java). Ses habitants sont plus blancs, plus intelligents, plus forts et mieux faits que les Javanais ; mais ils sont fiers et plus insociables. Voilà sans doute ce qui les a fait résister jusqu’ici à toute tentative de domination des Hollandais. L’île est divisée en huit petites principautés indépendantes, dont les principales sont Karang-Assem, Giangour, Tabanan, Bliling et Klong-Klong. Cette dernière dominait jadis toute l’île. Les Balinais ont reçu leur religion de l’Inde à peu près en même temps que les Javanais, mais tandis que ceux-ci acceptaient le mahométisme, les premiers restaient fidèles au culte de Brahma, de Vichnou, de Chiva ou Siva, ainsi qu’aux autres divinités et aux superstitions qu’ils ont reçues des Hindous.

Le sacrifice des veuves, ou sutty, est poussé jusqu’à la barbarie dans l’île de Bali. Les femmes, les esclaves et tous les serviteurs d’un mort se brûlent sur son bûcher dans l’espoir de renaître à une nouvelle vie. Les Balinais sortent peu de l’île, et leur commerce ne se fait guère que par l’entremise des étrangers. Le gouvernement néerlandais a obtenu, au moyen de traités passé avec les princes de Bali, que les commerçants hollandais ou sujet de Hollandais pourraient former des établissements dans les principaux ports de cette île ; mais souvent ces chefs ne se font pas scrupule d’enfreindre les traités ; et alors il faut avoir recours aux armes pour leur en imposer de nouveaux qu’ils violent à la première occasion. A la suite d’hostilités qui avaient eu lieu en 1844 entre le prince de Bliling et celui de Karang-Assem, un nouveau traité avait été conclu, et les Hollandais avaient construit un fort non loin de Bliling pour protéger les intérêts du commerce de leur nation. Mais bientôt ces deux princes avaient entravé les communications avec le fort néerlandais, et refusé de payer les frais de la guerre, auxquels ils étaient tenus d’après les conditions du traité. Tel était l’état des choses lorsque je fus rappelé d’Amboine… »

« …En arrivant sur les côtes de Bali, je rencontrai un bâtiment hollandais en croisière dans ces parages. La guerre était déclarée, et le gouverneur général se trouvait en ce moment à Surabaya, dans l’île de Java, où il pressait les préparatifs d’une formidable expédition contre l’île de Bali. Mon régiment était aussi arrivé à Surabaya avec mon ami Roger Marcellin. Je me rendis directement à Surabaya pour reprendre un commandement. Le jour suivant notre armée de trois mille cinq cents hommes était prête et quittait Surabaya. Le 7 juin, nous arrivons en vue des côtes de Bali et notre première colonne de troupes débarquait sans résistance à Timor-Sangsit. Notre avant-garde s’empara sans coup férir de ce kampong que l’ennemi chercha à reprendre dans la soirée. Le 8 dans la matinée, la deuxième colonne se mit en position devant le kampong de Bounkoulen où l’ennemi avait une garnison de plusieurs milliers d’hommes. Couvert par ce mouvement, le débarquement des trois autres colonnes et des troupes auxiliaires eut lieu dans le plus grand ordre. Lorsque toute l’infanterie fut débarquée, le général Van der Wijk prit la résolution d’attaquer vigoureusement Boukoulen, avant l’arrivée de l’artillerie qui se trouvait gênée par les rizières. Nous eûmes un officier et sept soldats tués lors de l’assaut et autant de blessés. La première et la seconde redoute étaient pourvues de canons et séparées par des fossés profonds d’une dizaine de mètres. L’une des deux redoutes fut rapidement prise d’assaut, mais mon pauvre ami Marcellin fut grièvement blessé. La seconde redoute résista à toutes les attaques, et après six heures de combat acharné, pendant lequel nous nous affaiblissions, tandis que l’ennemi ne cessait de recevoir des renforts, il fallut battre en retraite. Elle se fit en bon ordre mais bien tristement. Nous avions eu deux cent quarante-six morts et blessés dont quatorze officiers, cent quatre Européens, vingt-cinq Africains et cent trois indigènes des colonies néerlandaises. J’étais moi-même blessé, mais légèrement. Je souffrais plus de la blessure qu’avait reçue mon pauvre Roger que de la mienne.
Il mourut lors de son évacuation à Surabaya. De surcroît, je fis une grave maladie qui me tint au lit pendant plus de six mois.

Au terme de ma convalescence, je pris la décision de rentrer en France. Je donnai ma démission et revins en France, où je vis retiré du monde, avec les revenus d’une modeste fortune et d’une petite pension que me fait le gouvernement hollandais. J’oublie entièrement dans ma retraite et les préoccupations de la politique, et mes goûts pour les pérégrinations lointaines, m’occupant uniquement de me préparer d’une manière convenable à faire le grand et suprême voyage qui termine le pèlerinage de tout homme sur la terre. »

Extrait de « Les Français et l’Indonésie »,
Bernard Dorléans, éd. Kailash

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