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Les limites étroites de la liberté d’expression on line

« Parisien, tête de chien ! », « Va donc hé, connard de 78 ! », « PSG = enculé ! », « Jogja est pauvre, abrutie et sans culture ! » Chercher l’erreur. Laquelle de ces quatre phrases n’est pas une insulte ? La quatrième n’est-ce pas ? Cette déclaration est tout au plus potentiellement blessante et n’emploie aucun mot ordurier. Pourtant, postée sur Path et Twitter par une étudiante en droit à Jogjakarta, Florence Sihombing, elle lui a valu de passer deux jours en prison le mois dernier. Retour sur une affaire typiquement indonésienne, un pays où on ne rigole jamais avec les notions de respect et de politesse.

Fin août, en plein dans la période de pénurie d’essence subventionnée, lorsque la queue à la pompe pouvait durer des heures, Florence Sihombing, dont le nom trahit ses origines Batak (Sumatra), décide de remplir son scooter de Pertamax dans la file des voitures. Refus borné du pompiste, elle doit faire la queue avec les autres mobylettes. Les caméras de surveillance ont enregistré l’incident, Florence n’est pas contente mais obtempère. Sa vengeance aura lieu sur les réseaux sociaux. Rentrée à la maison, elle se lâche avec le post cité plus haut auquel elle ajoute encore « …les amis de Jakarta et Bandung, n’allez pas vous installer à Jogja. » Aussitôt, les habitants de la ville phare de la culture javanaise répondent avec indignation et des organisations de la société civile regroupées en coalition et baptisées « Ne trahissez pas la voix du peuple » portent plainte à la police.

Sans hésiter, les représentants de l’ordre ont tôt fait de l’embarquer au commissariat pour insulte. En théorie, elle risque jusqu’à 6 ans de prison. Au début, elle n’a pas été « coopérative » comme aime à le mentionner la police au sujet des suspects qui s’entêtent, on a même fait venir des experts en communication et des psychiatres pour étudier son cas. Elle est bien sûr devenue un « sujet chaud » en ligne, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux d’où elle venait, mais aussi dans les journaux et à la télévision en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Autre raison invoquée par la police pour justifier sa garde à vue : la soustraire à la colère populaire qui promettait de lui faire la peau.

L’entêtement de la Batak a quand même fait long feu – faisons toutefois attention à ce que nous écrivons car on pourrait nous accuser de dire que les Batak sont têtus ! – et elle a rapidement présenté des excuses avec son avocat aux représentants de la société civile délégués au commissariat. Mais cela n’a pas suffi car, selon ces représentants, le cœur n’y était pas. En Indonésie, quand on demande pardon, les mots ne suffisent pas, il faut aussi y mettre son cœur, ou du moins le faire croire. Les larmes sont aussi un plus. L’université Gadjah Mada (UGM), où elle fait son droit, par la voix de son recteur, a également demandé pardon aux habitants de Jogja. Un sociologue de cette même faculté a dit dans Tempo : « Il y a un principe sociologique, celui de la relativité des cultures qui a été oublié par Florence, c’est-à-dire qu’elle doit s’adapter aux valeurs culturelles de l’endroit. Avec cette détention, il est espéré qu’elle apprendra les us et coutumes des gens de Jogja. »

Ce sociologue veut-il dire que les Batak ont des manières un peu rudes ? En tout cas, nous le laissons seul juge car nous ne souhaitons pas être accusés de dire que les Batak sont des rustres ! Bref, Florence Sihombing a refait des excuses (avec plus de cœur) qui ont fini par satisfaire les plaignants et elle a été relâchée après deux jours de garde à vue sous la garantie de sa famille et de son université. Une université à qui elle a également présenté ses excuses pour ses propos. Elle devra également pointer à la police pendant un certain temps. Le responsable de l’enseignement du droit à UGM a affirmé pour sa part : « Si on en fait un cas criminel, cela ne va pas seulement mettre en danger son avenir, mais aussi souiller l’image des habitants de Jogja de gens qui pardonnent toujours. » Malgré tout, elle a également été interdite de cours pour un semestre. Autant dire que son année universitaire est gâchée.

L’arrestation de Florence a cependant été jugée excessive par bon nombre d’internautes, mais aussi par de nombreuses associations. « L’accusation d’insulte qui pèse sur Florence au regard de l’article de loi sur l’Information électronique doit être stoppée car sans base et la police doit privilégier une solution amiable plutôt que de la criminaliser », a par exemple affirmé l’Institut pour la réforme de la justice criminelle (ICJR). Butet Kartaredjasa, célèbre comédien originaire de Jogja, connu pour ses sketches critiques de la vie politique indonésienne, a pris la défense de Florence. « En tant que citoyen de Jogja qui aime la police, j’aimerais lui rappeler de laisser partir Florence Sihombing. Cette arrestation est tellement contre-productive et pourrait ternir l’image de la police et la sagesse des gens de Jogja. C’est très embarrassant, vraiment », a-t-il écrit sur sa page Facebook, comme repris dans Kompas.

On pourrait penser que cela suffisait. Non, Florence Sihombing a dû aussi présenter ses excuses au sultan de Yogyakarta, Hamengkubuwono X, également gouverneur de la ville, devant les télés et les journaux. L’entretien a duré une vingtaine de minutes et sa majesté a déclaré à la sortie : « Florence a fait ses excuses et mon obligation est de la pardonner. J’espère que les gens de Yogyakarta pourront aussi lui pardonner, pour en finir avec les vexations. » Avant de conclure, magnanime : « Mon espoir, c’est que Florence reste à Yogyakarta pour finir ses études et essaye de s’adapter à son environnement. » Bien évidemment, pour des raisons que nous avons souvent expliquées dans ces colonnes, celles majeures d’éviter les conflits intercommunautaires, pas une seule fois, l’origine Batak de Florence n’a été mentionnée.

Quel contraste avec les pays occidentaux où chacun raconte quasiment ce qu’il veut sur les réseaux sociaux. Seules les personnalités sont tenues d’avoir de la retenue. En France par exemple, il faut vraiment qu’une candidate du FN compare la ministre de la Justice à une guenon pour écoper d’une condamnation. En France encore, la ministre de l’Education Najet Vallaud-Belkacem est assaillie de détracteurs en ligne. De son propre aveu, elle s’en moque complètement. Les supporters de foot s’insultent copieusement sur Internet avant de s’affronter autour des stades. Aux Etats-Unis, Michelle Obama, qui vient de se faire la porte-parole contre la malbouffe et l’obésité et qui promotionne une nourriture plus saine dans les cantines d’écoles ainsi que l’interdiction de la vente de snacks, s’est vue pourrir d’injures sur les réseaux sociaux. Cela ne viendrait à l’idée de personne de poursuivre pénalement les auteurs de ces posts. Il est vrai que les tribunaux seraient saturés !

Ici, le cas Florence a donné des idées à certains. Le jeune et plutôt cool maire de Bandung, Ridwan Kamil, a quelque peu surpris ses supporteurs en portant plainte contre un certain « Kemal », un utilisateur de Twitter qui le harcelait depuis quelque temps, a-t-il dit. A priori ouvert à la critique et toujours à l’écoute de ses administrés pour améliorer l’exercice de son mandat, Ridwan Kamil n’a cependant pas supporté les twits débiles de ce Kemal dont la teneur ne vole pas bien haut. Voyez plutôt : « Bandung est une ville pleine d’ordures », « Bandung est une ville pleine de putes », « Le maire a des relations homosexuelles avec le chanteur Ariel ». Bref, pas de quoi fouetter un chat là-encore. N’aurait-il pas mieux fait de les ignorer ? C’est d’ailleurs ce que les utilisateurs de Twitter ont dit dans leur ensemble, à l’image de celui-ci : « Porter plainte contre ceux qui l’insultent prouve qu’il n’est pas assez occupé avec son travail. Avec tout le respect, j’espère que Ridwan Kamil pourra être plus mature dans la façon de gérer ses détracteurs. »

Qu’est-ce que le respect ? Et d’abord, ne dit-on pas qu’il doit se mériter ? Si le respect devient un outil d’asservissement, doit-on s’y conformer ? S’il élude toute possibilité de critique, ne sert-il pas avant tout les intérêts de l’ordre établi ? Ridwan Kamil affirme pour se justifier : « Je pardonne toujours et les critiques sont bienvenues, mais les critiques sont différentes de l’insulte. Dans ce cas avec Kemal, si rien n’est fait contre lui, ça va devenir la culture de la nouvelle génération. » Doit-on alors sacrifier la liberté d’expression à cause de quelques insultes en ligne proférées par des crétins ? La controverse est large, des forces contraires s’affrontent et il revient à chacun de se positionner. Avec l’avènement de la démocratie, l’Indonésie ne pourra faire l’économie de ce débat qui remet en cause les racines profondes de sa culture de la politesse et du respect. Est-elle prête ?

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