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Les Indes néerlandaises dans “la géographie universelle” d’Elysée Reclus

« Les Dayaks croient à l’existence d’un être suprême, le Sang-Sang, dont les prêtres connaissent la volonté et avec qui ils s’entretiennent dans un langage « céleste ». Mais la confiance du peuple se porte surtout vers les bilian ou prêtresses, qui savent conjurer les mauvais esprits et les maladies, jeter les sorts, deviner l’avenir, résoudre les énigmes, improviser des chants. Elles sont élevées par des prêtres dès l’enfance et toujours choisies parmi les esclaves, car leur métier comporte la prostitution : elles appartiennent selon un tarif fixé à tous les hommes mariés de la tribu. Parmi les pratiques relatives au mariage, il en est une, probablement d’origine chinoise, qui n’a guère d’égale en cruauté. Les riches Ot-Danom enferment leurs filles, à l’âge de huit à dix ans, dans une étroite cellule mal éclairée, d’où elles ne sortent qu’après huit ou dix ans de captivité. Pendant ce temps, elles ne doivent voir ni parents ni amis, pas même leur mère, et n’ont d’autre occupation que tresser des nattes ; une esclave leur porte la nourriture. Quand une fille sort de sa prison, pâle, chétive, chancelante sur ses petits pieds sans force, elle est digne des plus riches acheteurs : on immole un « morceau d’homme », c’est-à-dire un esclave, et on arrose son corps du sang qui jaillit.

Encore de nombreuses tribus dayaks pratiquent cette « chasse aux têtes » qui a rendu leur nom fameux, et qui, récemment, menaçait de faire disparaître la race entière. Chez les indigènes, cette pratique est essentiellement religieuse, et nul acte important de la vie ne leur paraît avoir de sanction s’il n’est accompagné de la présentation d’une ou plusieurs têtes coupées. L’enfant naît sous une mauvaise influence si le père n’a pas apporté une tête à sa femme pendant la grossesse ; le jeune garçon ne devient homme et ne peut ceindre le glaive ou mandau, c’est-à-dire le « chasse-crâne », qu’après avoir abattu une tête, l’adolescent n’est pas accueilli par la jeune fille qu’il courtise s’il ne lui fait présent d’une tête pour orner la hutte conjugale ; le chef n’est pas reconnu comme tel s’il n’a pas montré une tête coupée de sa main ; nul mourant ne se rend dans le royaume d’outre-tombe s’il n’a pas pour compagnon des hommes à tête coupée. Chaque radjah doit son rang de se faire suivre dans la mort par un nombreux cortège. Chez quelques tribus, notamment chez les Bahou Tring, dans la partie septentrionale du bassin du Mahakkam, et chez les Ot-Danom du haut Kahajan, la coutume religieuse exige davantage : il ne suffit pas de tuer, il faut encore torturer la victime avant de lui donner le coup final, d’asperger les cultures de son sang et de manger sa chair sous les yeux des prêtres et des prêtresses, qui font les cérémonies prescrites : on comprend la terreur qu’inspirent les Dayaks à leurs voisins et la tradition d’après laquelle on se les imagine nés de poignards et de glaives ayant pris forme humaine. Une expédition de « chasse aux têtes » est si bien considérée comme l’acte religieux par excellence, que chez les tribus primitives, elle doit être précédée d’une confession générale : tous les pêcheurs s’accusent de leurs fautes, s’imposent des pomali, c’est-à-dire des tabou, comme les Polynésiens et font pénitence dans la forêt pour revenir à l’état de grâce. C’est lavés de toute souillure morale qu’ils se livrent à leurs danses funèbres, se revêtent de leur costume de guerre en peaux de bête féroces et prennent leur masque, figurant une gueule de tigre ou de crocodile, pour aller surprendre les gens d’une peuplade éloignée, ennemie ou amie, et faire leur provision de têtes coupées ou de victimes à dévorer. D’ailleurs les crânes de l’ennemi sont d’ordinaire l’objet du plus grand respect : on les comble d’attentions, on leur met à chaque repas les meilleurs morceaux dans la bouche, on leur fournit le bétel et le tabac, on les traite comme des chefs, espérant leur faire oublier l’ancienne tribu et les rattacher à la nouvelle ; « votre tête est à nous maintenant ; aidez-nous à tuer vos frères d’autrefois. »

Quoiqu’ils ne manquent pas de reprocher à leurs éducateurs d’abattre aussi des têtes, les Dayaks graduellement islamisés abandonnent peu à peu leurs coutumes meurtrières. D’ailleurs les « coupeurs de tête » eux-mêmes sont parmi les populations de l’Insulinde, une de celles qui ont le plus de qualités morales. Ils sont presque tous d’une candeur et d’une honnêteté parfaites : ils ne se hasardent jamais à parler d’une chose qu’ils ignorent et respectent avec scrupule le produit de travail d’autrui… »

Extrait de « Les Français et l’Indonésie »

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