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Les Indes néerlandaises dans la “Géographie universelle” d’Elysée Reclus

Une vision du monde qui faisait autorité du temps de la IIIème République : les Javanais et les Européens

« …Quoique des insurrections locales aient eu lieu, et que même une guerre de succession ait ébranlé le pouvoir hollandais de 1825 à 1830, cependant on peut dire que, dans l’ensemble, les Javanais n’ont pas d’égaux parmi les nations pour l’obéissance et la résignation. On cite même des exemples de malheureux qui, sur l’ordre des chefs, se laissent condamner à leur place aux travaux forcés. Il est étonnant qu’un peuple aussi docile, se pliant à l’asservissement comme l’a fait le peuple javanais, ait pourtant conservé tant de vertus, la douceur, l’esprit de justice, la probité. Sur les côtes, il se trouve le plus en contact avec les étrangers et c’est là aussi qu’il est le plus mêlé d’éléments de corruption et de perfidie. On dit que les femmes javanaises, non abruties par la corvée, ont en général plus d’énergie, d’intelligence et de fierté que les hommes… »

« …Quant à la population européenne, même en y comprenant ceux qui sont « assimilés aux Européens » par leur fonction ou leur culte, elle est de quatre à cinq fois moins que la colonie chinoise, et quatre cent trente fois inférieure à la foule des indigènes. Les maîtres étrangers disparaissent, pour ainsi dire, dans la mer d’hommes qui les entoure. Et même si l’on devait tenir compte de la couleur, comme les préjugés de race obligent encore les statisticiens à le faire aux Etats-Unis, le nombre des « Européens » de Java serait moins élevé : une forte proportion des femmes appartenant aux familles des Blancs sont en réalités de sang mêlé. Les employés qui se sont établis dans le pays et qui se sont unis à des femmes indigènes sont tenus d’élever leurs filles avec soin ; parfois même, lorsqu’ils viennent à manquer à leur famille, le gouverneur local se charge à leur place de l’éducation des métisses, destinées à devenir un jour les épouses d’Européens. Dès la deuxième génération, ces nanna, – ainsi qu’on les nomme à Java – sont considérées comme appartenant à la race blanche, quelques soient d’ailleurs chez elles les indices persistants de race javanaise. Les hommes de sang mêlé que l’on appelle avec une nuance de mépris signo ou liplap, mais pour lesquels on ne sent nullement cette aversion qu’ont les Américains à l’égard des mulâtres, sont également sous la tutelle du gouvernement, qui leur donne pour emplois spéciaux les fonctions d’écrivains, de clercs, d’arpenteurs, de bas commis dans les administrations publiques. On dit que ces métis, intelligents, mais paresseux, mous et très vaniteux, sont très peu féconds, et que leurs familles s’éteignent après un petit nombre de générations ; mais la vérité est qu’ils se mêlent peu à peu au reste des habitants. C’est avec ces métis que se sont fondus les rares descendants des Portugais venus au seizième siècle.

L’immigration des Européens était autrefois découragée par les hauts fonctionnaires de l’Insulinde, qui ne voyaient dans les immenses possessions néerlandaises qu’un fief à exploiter au profit de l’Etat et nullement une colonie ouverte aux hommes d’initiative. D’après le décret de 1818, qui resta longtemps en vigueur, nul Européen, Néerlandais ou étranger, pas même un ancien fonctionnaire ou un officier retraité, n’avait le droit de prendre résidence à Batavia ou dans une autre ville de Java sans autorisation personnelle du gouverneur général ; après avoir obtenu ce permis, nul ne pouvait s’éloigner de sa résidence à plus de 7 ou 16 kilomètres, suivant les villes ; une fois désigné, le lieu de séjour ne devait pas être changé sans l’assentiment du gouverneur, et le porteur de tout passeport avait à suivre strictement son itinéraire ; un écart de 3 kilomètres le rendait passible des rigueurs de la loi. Désormais l’accès de l’île n’est plus interdit… »

« …Tenus envers leurs maîtres à des témoignages de respect qui ressemble à l’adoration, les Javanais finissent en effet par les adorer, par les craindre et les implorer comme les dispensateurs de la vie et de la mort. Sur la route, tous se prosternaient naguère au passage de la voiture d’un Blanc, même à 150 mètres de distance ; ceux qui portaient un parasol s’empressaient de le fermer, restant exposés à l’ardeur du soleil, et se tenaient le dos tourné, se gardant bien d’élever leur humble regard jusqu’à la figure du maître : devant le Blanc, la foule observe un silence religieux. Le Javanais qui recevait une lettre en présence d’un Européen, ne manquait jamais de la remettre à son voisin, qui la lisait avant lui. La règle première pour les Blancs de Java est d’assurer le prestige de la race, en marquant les distances qui doivent séparer les naturels et leurs dominateurs, les nobles Orang-Pouti. Dans les colonies, il était naguère interdit aux Européens d’occuper une condition servile, même de s’engager comme cochers ou jardiniers. Qu’un officier, qu’un Blanc soit condamné à une peine infamante pour une cause quelconque, ils sont aussitôt renvoyés en Hollande pour y subir leur châtiment, qui doit rester ignoré des natifs, et ne pas nuire au respect que ceux-ci gardent pour leurs maîtres. C’est en vertu du même principe qu’avant l’année 1864, il était interdit aux Javanais d’apprendre la langue hollandaise et d’envoyer leurs enfants dans les écoles des Blancs : l’être inférieur ne doit pas s’élever jusqu’à la compréhension de l’idiome du maître. Il est vrai que les Malais, considérés comme étant de race moins basse, avaient l’autorisation d’apprendre le hollandais, car il importait aux conquérants de faire des catégories distinctes et hostiles parmi leurs sujets ; mais les fonctionnaires n’eussent pas toléré que le serviteur leur adresse la parole dans la langue noble : chez eux on parle le malais et ils le parlent eux-mêmes, le pur idiome néerlandais ne devant point se souiller au contact d’oreilles profanes, qui d’ailleurs arrivent facilement à le comprendre. Le malais, langue franque de l’Insulinde, est le dialecte officiel pour toutes les affaires de l’administration et de la justice. Naguère il était toujours figuré en caractères arabes ; l’usage se répand de plus en plus de l’écrire et même de l’imprimer en lettres latines.

Désireux d’éviter tout point de contact avec la population javanaise, afin de ne pas être ramenés à leur mesure humaine, les fonctionnaires hollandais ont préféré ne pas exercer directement le pouvoir. C’est par l’intermédiaire des chefs indigènes que l’expression de leur volonté parvient au peuple. Des « régents » javanais, descendants des familles princières, ont gardé l’apparence de la domination et, grâce à des émoluments et à des parts de bénéfice de l’impôt, ils peuvent maintenir leur rang et leur faste ; mais en échange ils ont à écouter les conseils que leur donnent les « résidents » hollandais placés à côté d’eux : quoique tenus d’obéir, ils portent la responsabilité des ordres. L’action des fonctionnaires est ainsi masquée du haut en bas de l’échelle et les gouvernés n’ont aucune part dans le choix des administrateurs. Cependant, on leur permet d’élire les chefs de village, chargés de répartir les terres, les travaux, les corvées, les salaires et cette élection rend ainsi les paysans partiellement responsables du sort qui leur est fait. Mais que le maire déplaise en haut lieu, on le destitue aussitôt… »

Extrait de « Les Français et l’Indonésie », éd. Kalash

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