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Les Hollandais de Batavia vus par un Francais

« Ce ne sont pas les hommes seuls parmi la nation Hollandoise qui se montrent cruels et barbares dans les Indes ; les femmes aiment naturellement la vengeance et les surpassent de ce côté-là. Du temps que j’étais à Batavia, un esclave s’étant endormi en quelque coin on lui déroba la pièce de toile dont il se couvrait le corps, car il faut remarquer que la Compagnie donne tous les six mois pour tout vêtement à chaque esclave une pièce de toile. Celui qui avait le commandement sur tous ces esclaves, voyant que celui-ci n’avait plus sa toile, voulut absolument que celui-ci l’ait vendue pour acheter de l’eau-de-vie pour s’enivrer. Sans s’informer d’autre chose, il lui fit donner tant de coups de fouet qu’il ne lui resta plus de peau sur le corps de quoi il mourut deux jours après. Je crois que dans les deux jours qu’il languit, il ne s’est jamais guère souffert de plus cruel martyre…

Ceux qui ont servi la Compagnie sept ans, comme les soldats et gens de plume que l’on engage pour ce temps-là, ou qui ne l’ont servie que cinq, comme des matelots, deux ans étant compté tant aux uns qu’aux autres pour aller et venir du voyage, mais leurs gages leur étant payés tant pour les sept ans que pour les cinq, ceux dis-je, qui ont achevé le temps de leur service peuvent se réengager de nouveau pour le même temps et avoir rehaussement de gages, ou retourner en Hollande, ou demeurer à Batavia et s’y faire bourgeois et alors n’étant plus au service de la Compagnie, ils peuvent négocier en leur particulier. Ceux qui n’ont point d’héritage en leur pays natal, comme la plupart des soldats et des matelots, y demeurent d’ordinaire et pour les gens de plume qui sont pour le négoce, ils ne s’empressent pas aussi de s’en retourner, espérant de parvenir à chef de comptoir, où dans trois ou quatre ans ils emplissent si bien leur bourse aux dépens de la Compagnie, qui lors qu’ils retournent en Hollande, ils n’ont plus faute de rien.

Quand ces soldats ou matelots sont donc faits bourgeois de Batavia, toute leur ambition est d’avoir un ou deux esclaves et c’est un grand malheur à ces pauvres gens quand ils tombent entre leurs mains. Car ils les font travailler jour et nuit sans relâche, pour gagner la vie des maîtres et la leur, tandis que le long du jour, les maîtres sont à s’enivrer dans un cabaret. Ils tourmentent si misérablement ces pauvres esclaves, que la plupart tombant dans le désespoir se défont eux-mêmes, les uns par la corde, les autres par le fer et la plupart dans l’eau où la mort leur semble moins cruelle. Lorsque j’étais à Batavia, il y en eut deux qui se coupèrent la gorge et un autre se noya. Mais si les hommes sont cause que leurs esclaves se défont eux-mêmes, les femmes encore plus cruelles prennent plaisir à les tuer elles-mêmes et à saouler leurs yeux d’un si horrible spectacle. Une Hollandoise ayant trouvé une de ses esclaves qui se divertissait avec un homme du logis, elle la fit prendre et la fit entrer par force dans un martavane qui est un grand pot de terre verni qui tient plus qu’un de nos muids, dont le ventre est fort large, mais la bouche fort étroite, comme il se rétrécit aussi vers le pied et c’est dans ces sortes de vaisseaux où l’eau se peut conserver sans se rendre puante, ni engendrer de vermine. Cette misérable esclave étant entrer avec peine dans ce pot, la cruelle maîtresse lui fit dégoutter peu à peu sur la tête de l’eau bouillante, tant que le vaisseau fut plein et le corps tout échaudé et elle y fut étouffée. Je laisse au lecteur à juger de la cruauté de ce tourment. Cette méchante femme en fut quitte pour une amende de deux cent écus qu’elle paya à l’avocat fiscaliste.

Autre exemple de la cruauté d’une femme qui n’est guère moins horrible que le précédent et pour un sujet beaucoup plus léger. Le Major de Batavia relevant d’une longue maladie, voulut aller prendre l’air et aller voir un de ses amis. Comme il voulut sortir, il appela l’une de ses esclaves pour lui donner son manteau et cette fille en le lui remettant se prit innocemment à sourire. La femme du Major qui s’en aperçut se mit d’abord dans l’esprit qu’il y avait quelque amourette entre son mari et cette esclave et dès qu’il fut hors du logis, elle fit prendre cette pauvre fille et la faisant lier sur une table lui fit couper toute la nature. Elle voulait pousser la rage plus loin et faisant faire un pâté de ce qui avait été coupé à cette esclave, le faire manger à son mari, mais elle n’osa passer plus avant, parce que les autres esclaves la menacèrent d’en avertir le Major. La pauvre fille mourut dans peu de jours, sans que jamais on en ait rien dit à la maîtresse. Je pourrais alléguer cent autres exemples de la cruauté de Hollandoises aux Indes, causées par leur jalousies, ou par leur crainte qu’elles ont que l’on ne découvre leurs amours… »

Suivent un chapitre consacré aux « amours infâmes et détestables de quelques Hollandois » et pour finir un récit intitulé « Fin pitoyable d’un riche marchand de Hambourg qui dans sa disgrâce s’était enrôlé pour simple soldat au service de la Compagnie » dont nous reproduisons quelques extraits :

« La fin pitoyable de ce marchand de Hambourg sera aussi celle de l’histoire que j’ai voulu donner au public de la conduite des Hollandois dans les Indes. C’est un mal qui leur prend presque à tous, qu’aussitôt qu’ils ont passé le cap de Bonne-Espérance et qu’ils commencent à respirer l’air de l’Asie, ils ne savent plus ce que c’est d’être charitable… Revenant de Batavia en Hollande dans le vaisseau du vice-amiral où j’étais, il y avait un honnête homme qui revenait pour simple soldat et qui pendant le temps qu’il fut au service de la Compagnie eut le malheur d’être toujours dans ces îles d’où viennent la muscade et les clous de girofle, et qui sont, comme je l’ai dit, le purgatoire des pauvres soldats tant à cause du mauvais air que de la méchante nourriture. Il y en a peu qui puissent échapper de tomber dans les fièvres malignes qui durent des années entières et rendent ces pauvres soldats havres et jaunes comme du safran. Cet homme avait été riche marchand à Hambourg et après la perte de cinq vaisseaux, ne pouvant satisfaire à ses créanciers et se voyant réduit à quitter la ville, il vint à Amsterdam et sans se faire connaître se mit au service de la Compagnie comme simple soldat. Le temps de son service échu dans les Indes, il résolut de retourner en son pays, croyant bien que ces parents comme gens puissants auraient accommodé ses affaires en son absence. Lors du voyage de retour, il tomba gravement malade et lui prit une dysenterie dont il mourut le dix-septième jour. Le malade avait l’air si abattu qu’il ne pouvait rien manger et tout son désir n’était que d’avoir un peu d’eau fraiche, ce qui n’était pas bien facile à obtenir car elle est extrêmement rare sur les vaisseaux. On la donne par mesure et chacun n’en a pas toutes les fois qu’il en demande. Pour la bien conserver, on en emplit ces grands vaisseaux de terre vernie dedans et dehors appelés martavanes qui ne se font qu’au royaume de Pégu ou d’Aracan. Comme il ne m’était pas permis d’emporter de l’eau de la chambre du capitaine, je trouvais adroitement le moyen d’en avoir quelques bouteilles. Je descendais par un petit escalier dérobé qui de ma chambre rendait dans la sienne et je prenais le temps que le capitaine était à la garde comme les pilotes. La différence est que le capitaine ne fait qu’une garde en vingt-quatre heures et les pilotes en font deux et de plus dans ces vingt-quatre heures, le capitaine prend ces quatre heures dans le temps qu’il veut, mais d’ordinaire, ils prennent la garde du matin. Le pilote et moi portions de ces bouteilles en cachette aux pauvres malades ; la charité m’a fait faire ce larcin plusieurs fois pendant le voyage et si par hasard quelqu’un de ces marchands qui étaient couchés dans la chambre du Capitaine me demandaient ce que je voulais, j’en était quitte pour dire que je venais boire car il est permis à tous ceux qui sont à la table du Capitaine de venir boire quand ils veulent, mais non pas d’en emporter sans la permission du Capitaine et du premier marchand… Le jour que le Hambourgeois mourut, ce qui fut vers le soir, il nous déclara qui il était et pourquoi il était venu aux Indes, mais c’est ici particulièrement où se va voir le peu de charité pour ne pas dire la dureté et la barbarie du Capitaine de notre vaisseau. Ce pauvre malade nous regardant pieusement et joignant les mains, je mourrais content, nous dit-il, si je pouvais avoir encore un petit morceau de biscuit blanc avec un peu de beurre dessus… Cela nous causa de la douleur de nous voir demander si peu de chose par un malade et d’être en peine comme nous pourrions le contenter. Néanmoins comme le Capitaine m’avait toujours témoigné de l’amitié, je le fis trouver et le priais de me faire donner deux ou trois de ces biscuits et une tranche de beurre. Il voulut savoir pourquoi je lui demandais cela. Est-ce, me dit-il, que vous n’avez pas encore déjeuner ? Je répartis que c’était pour un pauvre soldat allemand qui s’en allait mourir et qu’il désirait encore manger un morceau de biscuit blanc avec un peu de beurre. Sur cela le Capitaine me dit, que le biscuit blanc et le beurre ne s’apportaient pas pour des chiens de soldats et quelque prière que je fis, je n’en pu avoir de lui. Mais l’on entendit tenir ce langage par presque tous les matelots : « Le capitaine à raison d’épargner son biscuit, autrement il n’en aurait pas pour le voyage, car il lui en faut pour lui et à sa femme une douzaine tous les matins avec le meilleur beurre, leur eau de vie et leur vin d’Espagne, sans compter ce qu’ils mangent après le repas pour le dessert. » Le marchand principal alla lui-même prendre ce que désirait le malade et lui apporta, mais le pauvre homme n’en eut plutôt pris deux ou trois bouchées qu’il expira…

Ceux qui meurent sur un vaisseau font que l’on épargne beaucoup de dépense et dés qu’un homme a rendu l’esprit, la chose est toute faite, on coud le corps dans un linceul ou dans une couverture, puis étant lié sur une planche de la longueur du corps, avec un sac plein de pierres ou de sable, ou deux ou trois boulets de canon, lorsque c’est un officier, ce que l’on attache est du coté des pieds, afin que le corps aille droit au fond. On met le corps ainsi lié sur le bord du vaisseau. Alors tous commencent à chanter les deux versets du psaume quatre-vingt-dixième Enfin voilà ce que nos beaux jours deviennent, etc. Quand on en est au dernier mot, on pousse en mer la planche avec le corps. »

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