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Les hollandais de Batavia vus par un Français

J.B Tavernier, après un long voyage en Perse, aux Indes et au Tonkin dont il fait un récit alerte et plein d’humour quant à l’attitude des Français dans ces pays, traite dans les pages 241 à 370 de son livre cinquième intitulé « Recueil de plusieurs relations et traités singuliers et curieux » des possessions hollandaises d’Asie. Ce récit comporte quelques pages sur l’avarice et la malhonnêteté des employés de la Compagnie des Indes orientales, ainsi que sur l’inimaginable cruauté des bourgeois et de leurs épouses à l’égard de leurs pauvres esclaves à Batavia. Dans son introduction générale relative à ce sujet, il écrit : «  Mon dessein n’est pas de blâmer la conduite des Hollandois en général, en écrivant ici les désordres que l’avarice de quelques particuliers a causé souvent à l’Asie, à la honte de leur pays et du nom de Chrétien. Je sais que cette Nation s’est acquis d’ailleurs beaucoup de gloire par la navigation et par les armes et même qu’elle a fort contribué au rétablissement des arts et des belles lettres… En effet, la conduite de cette République est si sage, qu’elle mérite l’estime et l’admiration de tout le monde, car que peut-on voir de plus admirable que la résistance qu’elle a faite pendant plus de quarante ans à toute la Maison d’Autriche… Néanmoins, il faut avouer que cette avidité au gain qui ne règne que trop parmi ces peuples, leur a fait parfois commettre de grandes fautes et que cette envie démesurée qu’ils ont d’exclure du commerce les autres Nations, les a mis comme à deux doigts de leur ruine et en danger de perdre leurs états et leur liberté… »

Je n’entreprends pas d’écrire l’histoire de l’établissement des Hollandois dans les Indes, ce serait un trop long discours, mais seulement celle de la conduite qu’ils ont tenue pendant mes voyages. C’est une chose assez connue que la Compagnie des Indes en Hollande est composée de six chambres, dans toutes lesquelles ensemble, il y a seize directeurs qui font dix-sept voix, parce que le Président en a deux ; qu’Amsterdam fait la moitié de la Compagnie. C’est cette compagnie si fameuse dans l’univers qui tolère, ou du moins ne voit pas assez bien les grands et intolérables abus qui se commettent aux Indes à sa honte et à son désavantage…
« …La compagnie, pour soutenir son autorité et son commerce dans les Indes avec quelque éclat, veut bien que le Général qu’elle a envoyé à Batavia et qui commande en chef à tous les autres lieux de l’Asie où les Hollandois trafiquent, ait un équipage de Prince. Et, en effet, il ne s’en voit guère dans l’Europe dont la cavalerie soit si bien couverte et si bien montée que la sienne. Les cavaliers ont tous des chevaux de Perse ou d’Arabie et l’infanterie à proportion n’est pas moins leste. Les hallebardiers ont tous le pourpoint de satin jaune et les chausses d’écarlate, le tout chamarré de galon d’argent et avec le bas de soie. Mais toute cette magnificence n’est que pour les soldats de la garde du Général. Et pour ceux qu’on envoie dans les îles et forteresses, c’est pitié que de les voir, ils sont aussi mal vêtus que mal nourris. Quand la flotte arrive de Hollande à Batavia, tous les soldats qu’elle amène sont rangés en bataille sur la place de la forteresse par le Major qui choisit les mieux faits pour ce qu’il lui en faut pour demeurer à Batavia et les autres sont envoyés et distribués en divers lieux.

Quand Monsieur le Général ou Madame la Générale viennent à sortir, c’est toujours dans un carrosse à six chevaux, avec six hallebardiers aux portières, une compagnie de cavalerie et deux d’infanterie étant à leur escorte. C’est là leur train et leur équipage ordinaire… Le Gouverneur hollandois à l’époque à Batavia était le général Matsuker qui n’avait pas d’enfant avec sa femme. Aussi se résolut-il à faire venir sa nièce qui vendait des oignons et des choux en Hollande. Après des recherches laborieuses, on découvrit l’enfant qui compte tenu de son activité fort modeste « était rarement en compagnie des femmes et des filles bourgmestres. » On dut l’habiller « et de vendeuse de choux on en fit une demoiselle » et on l’embarqua sur un navire commandé par le vice-amiral Rosse qui était célibataire et « se montra fort assidu auprès d’elle espérant entrer dans l’alliance du Général et de se voir un jour très riche et un des premiers de Batavia… Cette fille n’était pas accoutumée à la mer, à la moindre bourrasque de vent elle était à demi-morte et le vice-amiral ne bougeait pas de son lit de peur qu’il ne lui arrive quelque accident. Si le capitaine ne quittait point le lit de la nièce pendant la tempête, je crois bien qu’il ne s’en éloignait guère aussi pendant le beau temps et qu’au lieu de se mettre auprès du lit, il se mettait quelques fois dedans. Avant que d’arriver à Batavia la nièce se trouva grosse. Madame la générale attendit sa nièce à l’arrivée qui fut conduite au Fort avec pompe où elle fut civilement reçue de Monsieur le Général. Au grand déplaisir du gouverneur et de son épouse, car ils espéraient un meilleur parti pour elle, le capitaine sollicita la nièce en mariage, ce qui lui fut finalement accordé vu sa grossesse. Elle accoucha, mais une semaine plus tard, se sentant mal, elle fut “maladroitement” empoisonnée par un médicament délivrée par le chirurgien du château… »

Suit un chapitre consacré à « l’orgueil des femmes de Batavia, de leurs crédits et de leurs amourettes » :
« Les femmes des Hollandois doivent aussi avoir une place dans cette histoire puisqu’elles font assez de bruit aux Indes par leur vanité et leur amourettes et par l’empire qu’elles prennent sur leurs maris. On n’amène guère à Batavia que des filles de la lie du peuple et elles y sont bientôt mariées, ceux qui les prennent ne se souciant pas qu’elles leur apportent du bien en ayant assez de celui qu’ils ont volé à la Compagnie. Dés qu’elles sont femmes et surtout quand elles ont épousé un Conseiller à la Chambre, se voyant parées d’un collier de perles et de pendants d’oreille en diamants (ce qui leur vient aussi bien que si on les avait attachés au col d’un oiseau) et de plus étant servies par plusieurs esclaves de l’un ou l’autre sexe, elles croient être des princesses et en deviennent si superbes et si insolentes qu’elles pensent alors que tout leur est permis et qu’elles en viennent enfin comme les hommes à la cruauté, ce qui se verra dans le chapitre suivant…

Le plus souvent les femmes s’imaginent que leurs amours sont fort secrètes et qu’on en peut rien savoir, c’est alors que Dieu permet qu’elles sont découvertes et même avec beaucoup d’infamie. Dans le temps que j’étais à Batavia, le secrétaire de l’hôpital aussi bien fait de sa personne qu’il y en eut dans la ville avait une femme qui passait pour belle et qui l’était en effet ; car bien que Batavia fut le lieu de sa naissance, les père et mère étaient de Hollande. Ayant demeurée six ou sept ans mariée sans avoir des enfants et désespérant même d’en avoir jamais, elle résolut de favoriser un de ses esclaves qui était bien fait mais fort noir, aimant mieux lier commerce avec lui qu’avec quelque jeune Hollandois, dont les allées et venues auraient pu donner quelque soupçon. Les dames de ce pays-là ont des filles esclaves qui vont avec elles et de qui elles se servent souvent pour donner les rendez-vous : mais comme elles veulent souvent aussi imiter leurs maîtresses elles en sont maltraitées et ne gardant pas le secret, elles déclarent toutes leurs intrigues. Cette femme ne craignait rien de cela, croyant être à couvert puisqu’elle avait son galant dans la maison et qu’elle le voyait aisément sans l’aide de personne. Mais ce commerce amoureux ne dura pas longtemps sans qu’il en parut quelque chose. Car la femme devient enceinte et le mari qui ne s’était aperçu de rien en eut beaucoup de joie aussi bien que la mère et tous les amis. Mais à l’accouchement toute cette joie fut changée en deuil, et l’on fut fort surpris de voir un enfant noir qu’elle mit au monde. L’étonnement était sans pareil du mari, de la mère et de tout le peuple de Batavia de voir un enfant si noir car d’ordinaire quand le père et la mère sont blancs, les enfants sont olivâtres et l’on a remarqué qu’ils tiennent plutôt du blanc que du noir. Le mari et la mère de la femme étant des plus à leur aise de Batavia, dans la joie qui leur était commune de cette grossesse, avaient beaucoup dépensé pour l’accouchement, et même choisi le Général pour parrain de l’enfant. Le mari dans le désespoir de voir qu’il n’était pas de lui cherchait par tous les moyens de faire mourir la femme. Ceux qui étaient présents et qui connurent son destin se saisirent de sa personne et en avertirent le Général, qui le fit venir dans le fort où il a été plus d’une année sans voir sa femme. Après ce temps-là, ils furent remis ensemble et l’ensemble fut envoyé pour toute la vie sur la galère qui va quérir la pierre… »

« Pour revenir aux Hollandoises que l’on a envoyées à Batavia, aussitôt qu’elles sont embarquées elles n’ont la plupart d’autre pensée que de faire quelque amourette avec les officiers du vaisseau qui ne sont pas fâchés d’avoir ce divertissement dans le voyage. S’il y en a qui viennent à quelque conclusion, ils ne sont pas plutôt à Batavia que l’on les fait épouser ainsi que j’ai donné un exemple en la nièce du Général Matsuker. Il y a de ces filles qui croient que venant à Batavia, elles auront du mal à se marier, mais elles se trompent. Car quand il en viendrait trois fois autant qu’il en vient, elles trouveront toutes de bons partis pourvu qu’elles ne soient pas hideuses et qu’elles aient quelque petit agrément. Dès qu’elles sont arrivées, elles quittent leur cotillon de gros drap bleu ou rouge… Quelques Dames de Batavia, qui y sont venues autrefois comme elles dans le même équipage, usent de charité et chacune prend le soin d’en habiller deux ou trois. Ayant quitté leurs guenilles qui ont toujours quelque senteur du hareng ou de l’hôpital, les voilà en état d’être bientôt Dames. Ceux qui les épousent se mettent peu en peine si elles apportent quelque chose à la communauté, ou s’ils les prennent toutes nues…

Extrait de « Les Français et l’Indonésie »

La suite le mois prochain.

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