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Les expéditions de Pierre Poivre dans l’archipel indonésien

Alors que la tentative de l’Abbé Gallois va échouer, celle de Provost qui avait l’avantage de parler couramment la langue malaise, le hollandais et le portugais va réussir. Provost va rencontrer un vieux dervis nommé Hadé Hassen qui lui présentera un nommé Dink Poudong, homme courageux, couvert de blessures qu’il avait reçues au cours de combats contre les Hollandais et qui n’était pas inexpérimenté dans le genre d’opérations qu’on attendait de lui, car il avait porté, quelques années auparavant cinq caisses des mêmes épices dans l’établissement anglais de Bancoul, sur la côte de Sumatra. Des navires anglais rôdaient régulièrement dans les mers baignant les Moluques et étaient non seulement soupçonnés de livrer de la poudre et des armes aux habitants de Ceram, mais d’avoir aidé un prince indigène à construire un fort afin de résister aux Hollandais. Quoi qu’il en soit, de nombreux obstacles s’opposaient à la réussite du transport des arbustes, principalement du fait que Poudong devait prendre les plants jeunes et fragiles ainsi que des graines dans les Moluques dans le courant du mois de mai et les rapporter après un long voyage en mer de sept mois. S’ajoutait le risque de rencontrer des navires hollandais croisant sans cesse dans les parages pour surveiller les embarcations bonguis établis en grand nombre dans l’île de Bintang au sud de Singapour.

Le 18 décembre 1768, Pierre Poivre était en mesure d’annoncer au ministre le Duc de Praslin, le succès de la tentative du navire Vigilant à partir de Quedah. En 1769, Poivre relança le projet d’acquisition de nouveaux lots d’arbres à épices afin de conforter la première opération encore fragile et ne reposant que sur quelques premiers plants déjà transplantés à l’île de France. Il désigna comme chef d’expédition Provost maîtrisant la langue malaise, et celui-ci s’embarqua sur l’un des deux navires affrétés pour l’occasion : l’Etoile du matin et le Vigilant…Le premier de ces navires eut une voie d’eau si importante qu’il risquait de couler avec un équipage exténué de fatigue. Pourtant le capitaine n’osait pas faire entrer le bâtiment dans une rivière de Sumatra pour le caréner par crainte d’être à la merci de la violence des indigènes. Les deux navires décidèrent de faire route vers Manille où ils arrivèrent le 18 septembre. Les Espagnols étaient relativement coopératifs mais ne pouvaient guère aider les Français, car ils ne possédaient pas de bonnes cartes des Moluques ; les Français purent tout au plus s’avancer en sécurité jusqu’à Sambuagan, petit établissement espagnol de Mindanao, au-delà l’aventure dans des mers inconnues commençait.

Les Français atteignirent Yolo, puis l’île de Bouro, mais étaient irrésistiblement poussés par les vents vers Amboine et Banda, où étaient installées les bases hollandaises. Ils parvinrent à Lifao dans l’île de Timor d’où les Hollandais venaient d’être chassés. Provost apprit que le second navire envoyé par Pierre Poivre pour garantir le succès de l’opération, l’Utile avait fait naufrage et que tout son équipage avait péri sauf quatre survivants recueillis par les Hollandais. Il décida de poursuivre seul la mission que lui avait confié P. Poivre, tout en achetant une petite goélette grâce aux avances financières obtenues du gouverneur espagnol à Manille afin de rapporter à l’île de France sans plus attendre quelques caisses de muscadiers, de cacaoyers et d’anis étoilé qu’il avait déjà pu se procurer. Provost poursuivit sa navigation jusqu’à un point nommé Wayen sur ses cartes où il fit la connaissance d’un vieux soldat français établi depuis trente ans aux Moluques qui lui conseilla d’aller à Patani, en lui recommandant d’imposer à son équipage le respect pour les femmes et les mœurs des insulaires. Il rencontra le Roi de Patani en personne qui lui déclara être tributaire de l’Empereur de Tidore, qui lui-même avait dû accepter la tutelle hollandaise. Ces derniers avaient détruit tous les girofliers au bord de la mer ; il n’en restait plus que dans des montagnes difficiles d’accès habitées d’Alphours (Alfourés), peuplade réputée sauvage et dangereuse.

Malgré cette difficulté, le Roi de Patani s’engageait non seulement à remettre dans un an à Provost des plants et des graines de girofliers prêtes à germer contre des canons et l’aide des Français pour construire un fort, mais le chargea d’offrir son pays au Roi de France et de lui dire « qu’il se regardait désormais comme son vassal. » Provost satisfait décida de rentrer à l’île de France le 24 avril, mais il dériva et fut obligé de s’engager dans l’étroit détroit de Button, un passage long de quarante lieues, mais par endroits guère plus large que la Seine à Paris. Bien entendu au débouché de ce détroit, il se retrouva face à face avec cinq gros navires de guerre hollandais qui envoyèrent une chaloupe de reconnaissance. Provost dissimula en toute hâte ses caisses de muscadiers et de girofliers tout en accueillant la chaloupe qui était pleine de soldats hollandais armés jusqu’aux dents. Il fit mettre le pavillon français et invita la troupe hollandaise dans sa cabine pour la faire boire, tout en hissant les voiles afin de s’éloigner subrepticement des bâtiments de guerre hollandais. Quand les soldats remontèrent sur le pont, ils s’aperçurent que le brigantin français s’était écarté d’au moins trois kilomètres de leurs propres navires. Ils descendirent en hâte et s’éloignèrent dans leur chaloupe. L’alerte avait été chaude. Provost pu continuer, mais préféra changer de cap dans la crainte d’avoir les vaisseaux hollandais à ses trousses. Un mois plus tard, le 25 juin 1770, il était de retour à l’île de France. Ainsi s’achevait une mission périlleuse effectuée dans des mers inconnues au cours de laquelle il avait été à la merci de trahisons, de dangers, parmi des populations méfiantes et sous l’œil soupçonneux des Hollandais.

Le gouverneur général de l’île de France fit établir un procès-verbal de l’état et la quantité des plants apportés : 450 plants de muscadiers, dix mille noix de muscades déposées dans de la terre sablonneuse ayant germé depuis et prêtes à être mise en pépinière. Il était par ailleurs fait défense à quiconque de transporter hors de l’île aucun plant, ni fruit propre à germer, soit de muscadier, soit de giroflier sous peine de prison, ce délit étant qualifié de trahison envers l’Etat et la colonie, les biens du coupable étant saisis.

P. Poivre triomphait : « Le jardin de Monplaisir que j’ai formé à l’imitation de ceux de Banda et d’Amboyne et que j’avais préparé depuis l’instant de mon arrivée pour l’objet principal de ma mission, est aujourd’hui le jardin le plus riche de l’univers par la collection immense des plantes que j’y ai rassemblées des quatre parties du monde et que je me suis procuré par la voie de mes anciens correspondants. La partie des plants de Chine surtout y est des plus complètes par les envois admirables que m’a fait
M. Dumont, chef du comptoir de Canton, dont les plants ont bien réussi par la raison qu’ils avaient été bien conditionnés. M. de Tulbagh, gouverneur du Cap m’a singulièrement bien servi dans ce genre et ma collection de plants d’Afrique est très considérable.
M. de Commerson qui a fait le tour du monde avec M. de Bougainville m’a rapporté tant de l’Amérique que de l’île de Taïti et des autres îles de la mer du Sud avec une quantité de graines d’arbres utiles qui ont réussi au-delà de toute espérance
. »

Il fallait faire prospérer ces plants… P. Poivre se lamentait de l’impatience française en observant avec regret que beaucoup de colons ne prenaient aucun intérêt à une culture qui ne fournissait pas de rapport immédiat et il en concluait : « A peine un ou deux d’entre eux seraient déterminés à passer encore dix années dans cette île, délai nécessaire pour qu’apparaissent les premiers résultats. C’est cette inconstance, écrivait Poivre, c’est cet amour invincible pour le pays où le Français est né, qui le rend si peu propre à établir des colonies solides. » Provost repartit de l’île de France vers les Moluques avec deux navires pour une ultime mission le 25 juin 1771 et revint le 4 juin 1772. Il apportait cette fois 500 plants de girofliers, 28 de muscadiers et 12 à 13 000 noix de muscade dans 36 caisses. Cette expédition était aussi riche en plants de girofliers que la précédente l’avait été en muscadiers.

Quel fut le sort de ces périlleuses transplantations et de ces laborieuses cultures entreprises dans le jardin de Monplaisir après le départ de P. Poivre ? Il n’y avait pas que des girofliers et des canneliers, mais une multitude d’arbres et de plantes : poivriers, manguiers, jacquiers, longaniers, ravensaras, litchis, rotins, cardamones, safran, gingembre, aréquiers, cocotiers, savonniers, cacaoyers, arbres à pain. De son côté, la Chine avait livré des théiers du Fou-Kien, des mûriers de Nankin et du Tche-Kiang, de la rhubarbe recueillie près de la Grande Muraille, etc. M. Ceré qui avait pris la direction de la pépinière le 31 mai 1775, découvrit le jardin dans un tragique état d’abandon. Une espèce de terre glaise avait été mise au pied des arbustes, terre qui devint à l’air libre comme de la pierre et que les racines des jeunes arbres ne pouvaient pénétrer. Incompétence ou sabotage des efforts de P. Poivre ? Quoi qu’il en soit, M. Céré parvint à restaurer une partie de ce jardin et en février 1779 il put annoncer qu’il venait de récolter 160 000 clous produits par 30 arbres encore jeunes. Après une nouvelle année, la multiplication des girofliers allait bon train. L’acclimatation de l’arbre se confirmait. Quant au muscadier, ce serait l’affaire de longues années car cet arbre était mal connu. Unisexué, il fallait craindre l’extinction de l’espèce, les noix produisant surtout des pieds mâles et dont on ne pouvait être assuré du sexe qu’au bout de sept ans après avoir vu les fleurs. Néanmoins, le 11 avril 1782, Poivre considérait comme assuré le succès des arbres à épices à l’île de France et en attribuait le mérite à Céré.

Toutefois en 1783, s’effectuait une distribution de 1000 pieds de girofliers, 340 de muscadiers, 178 cacaoyers et une quantité considérable de toutes sortes d’arbres fruitiers qu’il avait introduits dans l’île et en 1785, des cultivateurs de Cayenne disposaient déjà de 10 000 pieds de girofliers. En 1786, la distribution portait sur 10 416 girofliers et 44 muscadiers. P. Poivre mourut le 6 janvier 1787 en éprouvant la plus grande satisfaction pour cette heureuse abondance.

Extrait de « Les Français et l’Indonésie », Bernard Dorléans, éd. Kailash

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