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Les démons de l’Archipel : rencontre avec Halida Ilahude Leclerc

La Gazette de Bali : Pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours jusqu’à aujourd’hui ?

Halida Ilahude Leclerc : Je suis partie d’Indonésie à la fin de l’année 70. A cette époque, les universités indonésiennes commençaient à devenir plutôt bonnes mais mes parents ont souhaité que je parte. Mon rêve était d’aller aux Etats-Unis mais comme une cousine de maman était diplomate aux Nations Unies, à Genève, je suis partie en Suisse pour finir mon lycée. Quand je suis arrivée, je ne parlais pas français, tout ce que je connaissais c’était la chanson de Gainsbourg « Je t’aime, moi non plus ». J’ai donc appris la langue pendant 9 mois avant de passer le concours d’entrée à la faculté de Lausanne, en lettres modernes, que j’ai réussi. Après la fac, j’ai continué à Genève en communication internationale pour devenir interprète aux Nations Unies. Après plusieurs années en tant qu’interprète pour le BIT (Bureau International du Travail), je suis arrivée à Paris pour travailler à l’ambassade d’Indonésie sur l’ouverture de l’office du tourisme. Puis en 1986, je suis rentrée à Jakarta pour rejoindre la chaîne d’hôtels Hilton. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai rencontré le futur père de mes enfants : Gilles, qui était représentant commercial pour une boite française. Pendant plusieurs années, j’ai suivi Gilles dans ses postes d’expatrié en Malaisie, à Singapour et à Taiwan. Finalement, nous sommes rentrés en France en 2005 pour les études des enfants.

LGdB : Donc apparemment, vous n’aviez pas d’expérience particulière dans le domaine du journalisme ou du documentaire ?

HIL: En fait, j’avais une expérience mais de manière indirecte puisque, lors de mon passage au Hilton, je faisais des relations publiques et j’étais donc en contact avec les journalistes. De même qu’à l’Ambassade d’Indonésie, j’étais souvent en relation avec la presse, mais je n’en faisais pas moi-même. Mon entrée dans ce monde fut d’ailleurs assez inopinée. Nous étions alors à Taiwan et une journaliste du Monde est venue me voir avec une cassette, dont apparemment personne ne parvenait à comprendre le langage, pas même l’ambassade. Elle m’a fait écouter sans vraiment trop y croire et j’ai alors reconnu le dialecte de mes parents. J’ai donc travaillé comme interprète pour la maison de production puis j’ai enchaîné avec trois documentaires avec eux, notamment pour Thalassa, sur « Le compteur d’îles » où l’on suivait les fonctionnaires chargés de compter les îles indonésiennes.

LGdB : Quel était votre rôle lors du tournage de ces documentaires ?

HIL : Ce n’était pas le même travail que pour « les démons », puisque le sujet était déjà choisi par la réalisatrice, j’étais simplement « fixeuse », c’est-à-dire logistique et traduction. C’était un travail de longue haleine, surtout pour « Le compteur d’îles », j’ai dû travailler deux mois depuis Paris, puis sur place, en suivant les guides dans des petites îles reculées.

LGdB : Ces différentes activités de tournage vous occupent-elles à plein temps ?

HIL : Etre la maman de deux grandes filles est déjà une activité à plein temps ! Mais depuis 2010 et le début des « démons », oui à plein temps.

LGdB : Quel est la démarche de ce projet ?

<emb2509|left>HIL : La démarche, c’est de faire connaître l’Indonésie démocratique, sa position dans le monde, son futur et surtout ses difficultés dans cette région de l’Asie du Sud-est. Mais mon vrai désir est de faire connaître l’Indonésie, c’est un pays méconnu. Et je n’en veux pas à l’audimat européen, mais j’en veux à nous, les Indonésiens. A part Bali, où nous sommes d’ailleurs aujourd’hui, il y a 17 000 autres îles à découvrir. Le but n’est pas de faire découvrir une Indonésie idyllique, mais de montrer la vraie Indonésie démocratique qui lutte contre ses démons pour perdurer. A ce titre c’est donc aussi un film géopolitique, l’Indonésie est devenue démocratique en 1998.
Avant, c’était l’ancienne Indonésie, celle de la dictature, où la liberté de la presse n’existait pas. Par exemple, lorsque je travaillais au Hilton, pour faire un petit article avec deux photos, il fallait tout envoyer au ministère de l’Information et attendre qu’ils aient donné leur accord pour publier. On perdait un temps fou en paperasse administrative. Alors qu’aujourd’hui, l’Indonésie est le seul pays de la région à avoir une liberté totale au niveau de la presse et des opinions. Il faut donc profiter de cette ouverture pour diffuser le maximum d’idées.

LGdB: Justement, quel va être le marché de diffusion de ce docu ?

HIL : Les droits de la version française appartiennent à Arte. Par contre la version anglaise est diffusable partout dans le monde. Nous avons une distributrice installée à Paris, qui est chargée des droits en Europe et jusqu’au Canada et au Japon. Et moi, depuis Bali, je m’occupe de toute l’Asie du Sud-est et suis déjà en contact avec la Malaisie, Singapour et l’Australie. Mon rêve, cela va de soi, serait de le voir un jour diffusé sur les chaînes indonésiennes. Il faut que les Indonésiens voient ce qui pour moi est une leçon d’histoire. Ce serait un atout pour les écoles et les étudiants. Pour l’instant, je suis en pourparlers avec Surya Palo (ndlr – le patron de Metro TV) mais il n’a pas encore vu le film.

LGdB : Comment le projet a été financé ?

HIL : A 100% par Arte. Et à titre d’information, « mano a mano », la maison de production, n’est pas suicidaire. Elle nous a envoyés sur le terrain une fois le produit financé. Il n’y a pas eu de pilote ou de test. Ce fut donc la surprise totale en voyant le résultat final. Le tournage a duré six semaines, nous n’étions que trois sur place, Carole, l’ingénieur du son, Baudoin, le réalisateur, et moi-même.

LGdB : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées durant ces six semaines de tournage ?

HIL : Avant de partir, nous avons dû attendre longtemps pour obtenir le permis. Nous avions déposé notre demande au début du mois de février et on n’a obtenu une réponse que fin avril, alors que cela ne prend que quelques jours d’habitude. Mais tout est centralisé à Jakarta qui doit délivrer une autorisation destinée à informer le pemda (les autorités locales) de la légalité du tournage.

LGdB : Jakarta était au courant de votre intention d’aller en Papua ?

HIL : Oui bien sûr, on leur avait donné le script exact du film. Ils savaient parfaitement que nous irions en Papua. De plus, quand nous sommes arrivés, nous nous sommes enregistrés auprès de l’ambassadeur de France, comme le veut la démarche officielle. Cela nous a également permis de nous présenter à l’ambassadeur et de lui expliquer notre projet. Donc il nous connaissait et heureusement d’ailleurs, car lorsqu’on s’est fait arrêter en Papua, il était déjà au courant, il a donc pu nous aider. Nous avions longtemps discuté auparavant avec lui, on lui avait donné le script. Nous avions joué carte sur table, ce n’était pas un documentaire sur la plage et les cocotiers. C’est pour cela que ça a pris du temps d’obtenir les autorisations. De plus, certaines de nos demandes d’interviews ont été refusées, comme celle du président SBY.

LGdB : Durant le tournage sur les lieux dits sensibles, étiez-vous accompagnés d’officiels ?

HIL : En fait, une femme nous a suivis lors de nos démarches à Jakarta, puis nous nous surveillions nous-mêmes. C’est-à-dire que nous étions chargés, si quelque chose se passait mal durant la journée, de le rapporter le soir même au ministère des Affaires étrangères. Les autorités connaissaient d’ailleurs notre planning et notre itinéraire.

LGdB : Dans ce film, il y a deux fils conducteurs : le recensement et les commentaires du rédac chef du Jakarta Post, pourquoi ce choix ?

HIL : Au début, quand on pensait au concept du projet, on a essayé de trouver un fil rouge. A la base, ça devait un peu suivre mon histoire, avec mes départs et mes retours au pays. Mais je trouvais que c’était trop banal, il fallait trouver quelque chose de plus concret. Le recensement, ce n’était pas prévu, ce fut une surprise à notre arrivée. L’idée est donc née sur place. Et pour le rédac chef du Jakarta Post, on voulait montrer comment l’Indonésie fonctionne avec cette liberté de la presse complètement nouvelle. Donc, nous l’avons suivi pendant ses journées pour avoir un aperçu concret des difficultés sur le terrain. De plus, il a une longue expérience du monde journalistique en Indonésie. L’idée de départ, c’était de suivre quelqu’un qui pourrait réunir sur son bureau toutes les news du jour.

LGdB : N’est-il pas dommage d’avoir un journal anglophone au lieu d’un journal en indonésien ?

HIL : C’était surtout plus facile pour nous et puis aussi, il y aurait eu un décalage de compréhension. Ainsi, pour cette partie en tout cas, nous n’avions qu’à parler dans une seule langue. Enfin, le Jakarta Post est quand même aussi lu par les Indonésiens, l’élite intellectuelle il est vrai.

<emb2510|right>LGdB : On a envie d’en savoir plus sur l’arrestation en Papua, pouvez-vous nous la raconter ?

HIL : Auparavant, nous avions longtemps tourné à Kalimantan. Ce fut assez difficile et on s’est vite aperçu qu’on prenait du retard. Alors au lieu de continuer par Jakarta, on a décidé de partir en Papua d’abord. Et une fois arrivés à Jayapura, nous sommes tombés par hasard sur une manifestation d’étudiants. Nous sommes sortis de la voiture pour les interroger. Ils voulaient se rendre au parlement pour demander davantage de liberté d’expression. Ils étaient
à peine une centaine, on les a suivis et là, la police et l’immigration nous ont demandé nos autorisations. Ils nous ont laissé filmer jusqu’à ce que les étudiants rencontrent les parlementaires. Là, ils sont revenus et nous ont demandé de les suivre, sans agressivité. Nous avons laissé la voiture avec nos affaires dedans. Au commissariat, ils nous ont dit qu’ils n’aimaient pas que des étrangers s’occupent de leurs affaires. Ils ont vérifié notre itinéraire or Jayapura n’apparaissait pas dans le script puisque nous avions changé de planning au dernier moment. Nous n’étions plus qu’à deux semaines de la fin du tournage et les policiers ont exigé la déportation des membres étrangers de l’équipe. Nous sommes restés au poste plus de 10 heures à négocier. Puis on a appelé l’ambassadeur de France qui a trouvé un compromis. Afin qu’aucun des officiers ne perde la face, un de nous devait partir le lendemain par le premier avion. Ce fut Carole le choix logique. Le lendemain, nous avons dû tous rentrer à Jakarta pour obtenir une nouvelle autorisation pour pouvoir finir le film. Nous ne l’avons obtenu que pour les environs de Jakarta. Cela tombait bien puisque nous avions prévu d’y finir notre film. Seuls regrets, pas de tournage à Bali et à Poso.

LGdB : Savez-vous que l’arrestation de votre équipe a eu des répercussions sur l’obtention de permis de tournage pour d’autres équipes étrangères ?

HIL : Oui, nous sommes au courant. Pendant trois mois, nous avons reçu des coups de téléphones de confrères qui se plaignaient qu’on leur avait refusé leurs autorisations à cause de nous. Nous avons essayé de leur expliquer. Le ministre de l’Information nous a dit qu’il ne nous était pas interdit de revenir mais je pense que ce sera difficile d’obtenir un nouveau permis !

LGdB : Il y a un passage sur la négation du passé, notamment avec l’interview de l’écrivain Putu Oka Sukanta. Votre avis sur les versions des faits des massacres de 1965 évoquées dans le film ?

HIL : Nous n’avons fait qu’énoncer les faits sans défendre de théories. Car malgré les thèses officielles et officieuses, ce que nous tenions à dire c’est que nous, Indonésiens, nous ignorons encore ce qui s’est réellement passé cette année-là.

LGdB : Pour conclure, quel est le plus gros handicap de la démocratie indonésienne aujourd’hui ? Vous en pointez plusieurs dans votre film, mais lequel est dominant par rapport aux autres ?

HIL : Aujourd’hui, en tant que personne experte en communication, je pense que le plus gros handicap de la démocratie indonésienne est une mauvaise communication. C’est paradoxal, car la presse n’a jamais été aussi libre, mais seulement, elle n’utilise pas un vocabulaire que les gens comprennent.

« Les démons de l’archipel », projection gratuite organisée le 27 juillet 2011 à 20h30, en présence notamment de l’écrivain Putu Oka Sukanta,
au Royal Beach Seminyak (ex Sofitel), Jl Abimanyu, Seminyak. Venez nombreux!

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