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Les Balinais refusent la poldérisation de la baie de Benoa

Depuis plusieurs mois, vous avez sûrement remarqué aux carrefours d’immenses pancartes affirmant « Bali tolak reklamasi ». De quoi s’agit-il exactement ? Que refuse Bali ? Ces panneaux affirment que les Balinais s’opposent à un méga-projet immobilier par « réclamation » des eaux de la baie de Benoa, afin d’en faire 16 îles dédiées à l’immobilier et à l’hôtellerie de luxe. Cette poldérisation de Benoa est un projet de la société Tirta Wahana Bali International. Il a obtenu l’accord de principe du gouverneur de Bali Made Mangku Pastika mais ce dernier a dû se tourner vers le président d’alors Susilo Bambang Yudhoyono pour obtenir l’accord définitif qui prévoit la conversion de ces eaux pourtant décrétées réserve naturelle en 2011 en terre exploitable commercialement. Ce projet, que de plus en plus de Balinais semblent refuser car il symbolise leur impuissance face aux hommes d’affaires et aux politiciens qui s’accaparent l’île, a nourri tous les fantasmes depuis qu’il est apparu fin 2012. Casinos, Disney Land, circuit de F1, on a tout entendu sur ce qui semble n’être en finalité qu’un projet immobilier et touristique haut de gamme qui s’articule (coïncidence ?) autour de la route à péage sur la mer construite en 2013 avec des fonds publics. Le nouveau président Jokowi avait affirmé pendant sa campagne qu’il était du côté des opposants mais depuis, c’est le silence radio au palais. La Gazette de Bali a interviewé des personnalités qui symbolisent le refus grandissant de cette « reklamasi »…

GENDO SUARDANA : LES INVESTISSEURS AVANCENT CACHES

Avec le chef de file de la contestation à Bali, l’ardent défenseur des intérêts de la population, le pourfendeur de l’injustice sociale et de la criminalité politique, le défenseur infatigable des droits de l’Homme, c’est-à-dire l’ancien activiste devenu avocat Gendo Suardana (cf. La Gazette de Bali n°89 – octobre 2012), passons en revue toutes les raisons pour lesquelles les Balinais et leurs banjar sont de plus en plus nombreux à refuser la poldérisation de la baie de Benoa…

La Gazette de Bali : Est-ce que c’est Walhi, dont vous êtes un des conseillers, qui coordonne le refus de la reklamasi ?

Gendo Suardana : Non, nous avons créé une organisation spécialement pour cela, c’est ForBALI, en août 2013.

LGdB : En quoi consiste le projet de TWBI exactement car on a tout entendu à son sujet ?

G S : C’est vrai que ça change tout le temps, ça fait partie de leur stratégie pour créer la confusion et en fait avancer masqués. Le projet devait faire plus de 830 hectares à l’origine et maintenant, il a été réduit à 700 (en 2014). C’est un complexe de 16 îles reliées ensemble qui s’accrochent à la seule île naturelle de la baie, celle de Pudut, et qui seront connectées à la jalan tol sur la mer.

LGdB : On a entendu parler d’un circuit, de casinos… Vous y croyez ?

G S : Tout est possible, il y aura une sorte de parc d’attractions en tout cas en plus des villas, des hôtels et des grands magasins. Ils ne nous diront pas exactement de quoi il retourne… Quand ils sentent que les gens sont réfractaires à quelque chose en particulier, ils évitent tout simplement de communiquer dessus. Ca ne veut pas dire que ça ne viendra pas dans le projet final.

LGdB : Donc, c’est un pur projet d’investissements privés, sans aucun rapport avec la gestion du développement de Bali par les pouvoirs publics ?

G S : Non, aucun, si ce n’est que contractuellement et en vertu de la loi indonésiennepour un projet de cette taille, ils sont obligés de construire des équipements collectifs à hauteur de 30%, c’est pourquoi il y aura aussi un campus universitaire, un stade…

LGdB : Quand ce projet a-t-il démarré ?

G S : En décembre 2012, le gouverneur a donné son autorisation mais nous ne l’avons appris qu’en juillet 2013. Au moment où le footballeur Ronaldo est venu à l’invitation de TWBI replanter de la mangrove avec le président SBY devant les caméras. Avec le discours de revitalisation de la baie qui va avec… Quand nous avons su, les autorités de Bali ne reconnaissaient pas les faits. C’est un dossier très sensible pour nous, les Balinais. Il y a eu le précédent de l’agrandissement par poldérisation de l’île de Serangan en 94-96 par un des fils de Suharto qui a créé un véritable traumatisme. Alors, je le dis encore une fois, ils avancent cachés…

LGdB : Des études de faisabilité ont-elles été réalisées ?

G S : Oui, bien sûr. Le paradoxe, c’est que la baie venait d’être déclarée réserve naturelle en 2011. L’université Udayana a fait une étude et déclaré que le site ne convenait pas pour un tel projet, pour des raisons écologiques, mais aussi sociales. Alors, les investisseurs ont commandité à leur tour des études, cette fois auprès d’universités de Java et Sulawesi et, comme vous pouvez vous en douter, elles ont toutes rendu des conclusions favorables. Le président SBY a alors changé à nouveau le statut du site, de zone préservée en zone exploitable.

LGdB : Quels seront les conséquences sur l’écosystème ?

G S : Il y a cinq rivières importantes qui se jettent dans cette baie, formant ainsi un réservoir de dispersion. Si la baie est construite, ne serait-ce qu’à 60% de la surface prévue, cela va provoquer une montée des eaux et des inondations dans le sud de Bali. Sans compter une diminution de fait de la mangrove autour, une espèce particulière qu’on ne trouve qu’ici. Et aussi l’érosion des terres adjacentes. On peut se poser la question des conséquences sur l’aéroport par exemple…

LGdB : Et qu’en est-il de l’eau  ?

G S : Les investisseurs vont construire une usine de désalinisation. De toute façon, ces gens-là ont toujours réponse à tout. Sur le papier en tout cas…

LGdB : Le sud de Bali est déjà saturé d’hôtels et villas…

G S : Mais oui ! Le ministre du Tourisme a déjà dit qu’il y avait trop de chambres. Le gouverneur a créé un moratoire. Alors, pourquoi, soudainement et contre toute logique, sortir ce projet ?

LGdB : D’autant qu’on est loin d’un tourisme basé sur les gens de Bali et leur culture avec ce méga-projet…

G S : C’est le moins qu’on puisse dire ! C’est un vrai projet mégalo, très frime. Un moyen de le justifier auprès de certains aussi car il flatte les égos. Par contre, la baie offre des moyens de subsistance à de nombreux pêcheurs qui viennent récolter à chaque marée basse. C’est aussi une escale des oiseaux migrateurs qui vont et viennent d’Australie. Il vaudrait mieux faire une vraie zone protégée et faire ce qu’il faut contre la sédimentation, pour la mangrove, plutôt que de la donner en pâture aux businessmen. Il y a des moyens de chercher des fonds de façon propre pour les autorités. Avec tous les business qu’il y a autour de la baie, à commencer par l’aéroport, le BTDC, la jalan tol, il y a là assez d’argent à récolter en impôts pour entretenir la baie à l’état naturel !

LGdB : Quel est votre espoir aujourd’hui ?

G S : Notre espoir c’est le nouveau président Jokowi qui a dit qu’il n’ira pas à l’encontre de la volonté des Balinais. On attend donc qu’il annule la conversion de la baie en zone constructible. Nous, notre atout, c’est l’optimisme. Nous ne pensons pas à gagner ou à perdre, mais si nous gagnons, c’est bonus. On veut montrer qu’on ne peut pas se moquer des Balinais aussi facilement. L’Indonésie est comme ça, ce n’est pas encore un pays civilisé selon moi…

Entretien par Eric Buvelot

ANOM DARSANA  DANS LA BATAILLE DE LA COM

Anom Darsana, charismatique patron francophone du centre culturel Antida, est un opposant actif de la reklamasi de la baie de Benoa. En sa qualité d’animateur culturel balinais (cf. La Gazette de Bali n° 76 – septembre 2011) et en vertu de sa passion pour la musique, il a mis ses compétences au service de la cause de « ForBali » en organisant l’an dernier deux événements, en octobre et novembre, sur la plage de Padang Galak. Au programme de ce « Bali Tolak Reklamasi Art Event », deux journées entières de musique, théâtre, danse et performance pour marquer l’opposition de Bali au projet de TWBI et aussi marquer les esprits. « Nous avons eu cette idée avec l’architecte Yoka Sara : réunir le maximum d’artistes devant le maximum de gens. Jusqu’alors, on avait toujours un peu l’impression qu’il n’y avait que les punks qui se mobilisaient contre la reklamasi », explique-t-il devant son studio d’enregistrement de la rue Waribang à Denpasar.

La presse est là et le schéma fonctionne. C’est 8000 personnes qui sont réunies sur cette plage de Sanur pour montrer leur désapprobation du projet. Il y a plusieurs scènes, une montée sur la mer, effet spectaculaire garanti devant les caméras de télé. « J’ai écrit le concept de cet événement, il y a même un danseur qui a dansé 12 heures de suite. L’idée, c’était de faire un truc plus massif pour démontrer l’impact de notre contestation. Nous avons réalisé ce projet en 5 semaines avec appels aux dons. Tout le monde a participé gratuitement, nous avons reçu de l’aide en matériel et en argent. Une bienfaitrice allemande nous a même donné 60 millions », poursuit cet ingénieur du son qui travaille depuis de nombreuses années sur les festivals de Montreux et Nyon en Suisse.

« Pour le premier événement, nous avions eu l’autorisation facilement mais pour le deuxième, la police nous a demandé de ne pas montrer nos panneaux revendiquant l’arrêt du projet de Benoa », explique-t-il. Les pressions sont multiples mais tous les mois, les anti-reklamasi manifestent devant les bureaux du gouverneur et à l’assemblée locale de Denpasar. En parallèle, les investisseurs ont également démarré une campagne d’intox qu’ils baptisent « revitalisasi » et qui reprend le style des panneaux de la contestation, jusqu’au logo « ForBali’s », auquel ils ont juste rajouté « ‘s », afin de semer la confusion dans l’esprit des gens. La tâche des communicants comme Anom Darsana est donc essentielle.

Eric Buvelot

COK SAWITRI : REFUS PAR PRINCIPE ET REPLI IDENTITAIRE

Cok Sawitri, écrivaine et poétesse, est une figure intellectuelle et littéraire balinaise connue pour ses travaux autour de l’émancipation des femmes et du développement des communautés.

Comme ses amis activistes de l’environnement, elle refuse le projet de développement de la baie de Benoa, dénonçant les problèmes écologiques qu’une telle réalisation ne manquerait pas de créer.

Il serait plus judicieux selon elle de remédier à l’érosion des côtes que de bétonner cette baie avec des îles artificielles qui provoqueront de plus fréquentes inondations dans cette partie de Bali avec la perte de ce bassin naturel de dispersion des eaux. Mais son propos substantiel est ailleurs car son refus est de principe, comme elle le revendique.

Et surtout identitaire, comme il transparait en s’entretenant avec elle. Lorsque nous lui demandons quelle est la teneur exacte du projet et quels en sont les éléments qui lui déplaisent, Cok Sawitri nous répond avec animosité :
« C’est à vous journalistes de chercher ces détails, pas à moi ! »

Selon elle, ce méga-projet ne prend pas en compte la société balinaise, qui est l’éternelle partie flouée d’un développement global et cosmopolite dévoreur d’identités locales sacrifiées à l’autel du capitalisme et du profit… des autres.

Les autres étant par extension regroupés dans des cercles de plus en plus éloignés et donc étrangers à cette culture balinaise qu’il faut sauver. Les autres sont donc coupables, à commencer par les étrangers qui achètent, investissent, travestissent Bali pour leurs propres besoins. Le projet de la reklamasi s’inscrit dans cette logique car il s’adressera en finalité à des gens riches, « comme vous les Bule », nous dira-t-elle.

Vu de l’intérieur de Bali, les étrangers sont aussi bien les autres Indonésiens que le reste du monde créant ainsi une sorte de règle du km/ressentiment qui dit : « plus on vient de loin, moins on a le droit d’être à Bali. »

Eric Buvelot

AGUS YUDIARTA : UN GUIDE FRANCOPHONE CONTRE LE BETONNAGE

« Je me sens très concerné par le projet sur la baie de Benoa pour plusieurs raisons. Ce n’est pas la première fois à Bali qu’il y a une reklamasi sur des terres et que nos terres sont détournées par des puissants et pour des intérêts privés. Quand j’étais encore enfant, j’avais l’habitude d’aller prier au temple de Sakenan qui se trouve sur l’île de Serangan.
A marée basse, on pouvait accéder à pied à cette île, sinon il fallait prendre une barque à moteur. Un des fils de Suharto, Bambang Trihatmodjo, avait un énorme projet sur cette île à travers sa société PT Bali Turtle Island Development mais pour cela, il fallait entre autres que l’île soit reliée par une route à Bali. A l’époque, c’était encore la dictature, personne n’a vraiment protesté, la route a été construite et la surface de l’île multipliée quasiment par quatre. Ca a eu une grande incidence sur l’écosystème de cette île, sur la circulation de l’eau dans la mangrove, sur la reproduction des tortues, des poissons, du corail et plein d’autres animaux.
Ce projet pharaonique de marina et de resort n’a jamais vu le jour parce que Suharto a été destitué quelques années plus tard mais l’île de Serangan reste à jamais défigurée. Maintenant, on nous ressert ça avec ce projet d’île artificielle dans la baie de Benoa mais c’est quoi l’intérêt pour les Balinais ? Donner du travail ? C’est un faux prétexte parce qu’il y a déjà trop d’offres à pourvoir à Bali et pas assez de main d’œuvre. Le gouverneur ferait mieux de faire respecter le code du travail et d’augmenter le salaire minimum. Nous avons déjà bien trop d’hôtels et trop de problèmes environnementaux liés à l’eau douce et aux ordures. Ce combat contre ce projet, c’est un combat pour préserver notre nature et notre culture. Notre île est belle et si on la développe trop, nous avons tout à y perdre, jamais le riz ne repoussera sur le béton ! »

Socrate Georgiades

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