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La Lorgnette, un journal français à Batavia

Journal annonçant les représentations théâtrales et passant des annonces pour les commerçants français, en somme, l’ancêtre de votre mensuel francophone préféré….

(1875-1876)

Le texte qui suit est un article de Denys Lombard paru dans la revue Archipel en 1975. La gazette « La Lorgnette » a été publiée en français à Batavia chaque lundi et chaque vendredi du 1er octobre 1875 jusqu’au 25 février 1876. Cette gazette était imprimée par Ernst & Co. et vendue cinquante centimes. Elle avait pour public des lecteurs cultivés lisant la langue française et vivant dans les Indes néerlandaises, mais elle ne paraîtra pas longtemps, puisque seulement quarante-trois numéros seront publiés pendant ses cinq mois d’existence. La revue avait pour principal sujet les spectacles, tels que les annonces et critiques des représentations théâtrales. La revue était donc lue par un public francophone, principalement les Français et les Belges résidant à Batavia.

A Jakarta, carrefour de l’Asie et du monde, la presse s’est exprimée en un grand nombre de langues : en néerlandais et en indonésien bien sûr, mais aussi en anglais (dès 1812), en arabe, en chinois, en japonais et même en espéranto … Le récent catalogue des périodiques conservés à la Bibliothèque du Musée de Jakarta, dû à Me Mastini Hardjo Prakoso, donne une idée de cette étonnante variété. Dans cette masse considérable de documents, on remarque même un « Journal artistique, humouristique (sic) et littéraire », qui sous le titre de « La Lorgnette » parut en français à Batavia, du 1er octobre 1875 au 25 février 1876. « Paraissant tous les lundis et vendredis » et imprimée « chez Ernst & Co », cette feuille se vendait 50 cents et s’adressait à la bonne société francophone de la capitale des Indes néerlandaises. Quoique de courte durée (à peine cinq mois et 43 numéros seulement) et de portée limitée (elle ne s’occupait guère que de théâtre et cherchait surtout à distraire), cette gazette jette quelques lueurs sur la société batavienne du siècle dernier et plus particulièrement sur la petite communauté francophone, d’origine française ou belge, qui se trouvait établie à Batavia à cette époque.

Le « rédacteur-propriétaire », un certain Z. Berger- Deplace, ne nous est pas connu par ailleurs. Dans les derniers numéros de la gazette, au moment de
ses démêlés avec le Directeur de la « Troupe française de l’Opéra », Berger-Deplace donne quelques précisions sur ses antécédents. Quelque peu aventurier et « artiste », il était venu chercher fortune dans les Indes, en qualité d’acteur. Le goût du théâtre existait en effet depuis longtemps à Batavia, où la venue d’une troupe française est signalée dès 1836. La chance, semble-t-il, ne lui avait guère souri ; sa femme, actrice également, était morte, et après divers « revers de fortune », le pauvre Berger-Deplace
cherchait désespérément à réunir la somme nécessaire à son rapatriement …
C’est alors qu’une nouvelle troupe française débarqua à Java afin d’y présenter quelques-unes des opérettes et opéras à la mode. Berger-Deplace se hâta d’aller proposer ses services au directeur, M. Kinsberger, mais la troupe était, paraît-il, au complet et celui-ci lui refusa le cachet que notre homme espérait. Econduit, Berger-Deplace eut alors l’idée de lancer une gazette qui tournant essentiellement autour des spectacles qui allaient être présentés (annonce, distribution, commentaires, critiques…) pouvait en quelque sorte servir de programme et intéresser le public qui allait bientôt se
presser aux soirées. L’idée n’était pas sotte et l’entreprise fut d’abord couronnée de succès. Au début, les rapports restèrent bons entre Berger-Deplace et Kinsberger. La troupe avait besoin de publicité et outre ses articles en français, le rédacteur-propriétaire publiait l’analyse en néerlandais des pièces présentées : « La Fille de Madame Angot, Verklaring » (au n°1), « De Jodin (La Juive) » (au n°6), « De Dragonders van Villars (Les Dragons de Villars), Korte Inhoud » (au n°12), « Willem Tell, Groote opera in vier bedrijven, Muziek van Rossini » (au n°41)… Le journal
était vendu au contrôle et dans la salle, ainsi qu’au Café du Théâtre, qui du reste était alors tenu par un Français, Monsieur Servais.
Outre les résumés des pièces et les commentaires critiques, le journal donnait quelques informations sur les membres de la troupe (notamment, au n°12 du 8 novembre, un long article sur les obsèques de M. A. Lasvignes, premier ténor, frappé par une mort soudaine) et des échos de la vie artistique parisienne ; par exemple, au n°4 : « Au Théâtre de l’Ambigu comique, à Paris, Duprez le fameux ténor a reparu sur les planches pour apporter son généreux concours aux malheureuses victimes des inondations… », et au n°24 : « Les dernières nouvelles de la santé de M. Ch.
Gounod, qui ainsi que nous l’avions déjà annoncé, a fait une
chute si périlleuse, sont assez satisfaisantes… »

Chaque numéro comportait encore un feuilleton (Tragique aventure de Bal masqué), quelques épigrammes en vers, une « Causerie », des « Balivernes » (mauvais calembours ou allusions plus piquantes aux travers de telle ou telle personne du « tout-Batavia ») et d’assez nombreuses « Annonces »
(Tour une fois cinq mots : 40 cents, le timbre en sus), qui portent témoignage sur le petit commerce « français » de Batavia. En voici quelques-unes :
— Oger frères vient de recevoir de Paris une facture de tricots nouveauté : chemises, chaussettes, un grand assortiment de chaussures pour dames.
— Madame Duffoure (Gang Patjenongan), chemisière sur mesure et assortiment de chemises toutes faites, faux-cols, cravates, modes pour confections d’enfants, vêtement sur mesure, costume tout fait, écossais et drap assorti.
— Mme Tabardi, grande couturière de Paris prie les Dames de Batavia de vouloir bien lui accorder leur confiance pour leurs toilettes de ville, de
soirée et de bal. Arrivée depuis quelques jours seulement, Mme Tabardi est encore sous l’influence des dernières modes parisiennes. Elle recevra
périodiquement de Paris les meilleures gravures, ainsi que les étoffes les plus nouvelles. Passar Baroe, près du Gang Belle.
— Lingère, Madame Cordelet, récemment arrivée de France…
— C. Bailly, Dorures, peintures, bronzes, réparations de tableaux et de meubles. Glaces pour toilettes, consoles. Papier sans fin, à décalquer, marbré. Toile à décalquer, chagrinée, etc. Noordwyck.
— Leçons de musique ; Le soussigné a l’honneur d’informer le public de Batavia qu’il se met à sa disposition pour donner des leçons de violon et
de chant : A. Martin, Chef d’orchestre. Defensielijn Vanden Bosch, derrière le Département de la Marine.
— Parfumerie Pécoult ; Rijswijk. Spécialité de coiffure pour Dames….
L’essentiel, bien sûr, résidait dans la « Chronique théâtrale » qui rendait compte des représentations au fur et à mesure. Il semble bien que la troupe
de M. Kinsberger n’ait pas été des meilleures et après le « grand succès » de « La fille de Madame Angot », les difficultés ne tardèrent pas à paraître.
Berger-Deplace prit au début systématiquement le parti de la « Direction » et chercha à atténuer auprès de ses lecteurs les insuffisances du jeu ou
de la mise en scène. Au numéro 4, à propos de la première de La Juive (musique de Halévy), il écrit: « Etant donné les ressources dont on peut disposer à 4000 lieues de l’Europe, nous n’hésitons pas à reconnaître que
l’administration a fait comme mise en scène un vrai tour de force et nous ne croyons pas trop nous avancer en affirmant que plus d’une ville importante d’Europe ou d’Amérique ne pourrait se permettre un pareil déploiement de luxe et de richesses de figuration, de costumes et d’accessoires… »

Au numéro 13, à propos de la deuxième représentation des Dragons de Villars (musique d’Aimé Maillart) : « Peu de monde lundi… Nous croyons que le prix relativement élevé des places est pour beaucoup dans ces réticences du public… Mr Laurent a chanté le rôle de Sylvain avec beaucoup de goût et de sentiment ; Melle Laura-Maria n’a qu’à paraître pour être applaudie à outrance…. Mr Ferrier était très bien en voix, il a enlevé le rôle de Bellamy avec un brio, un entrain et même un comme-il-faut, tout-à-fait remarquable… »

Au numéro 27, à propos de la première de Rigoletto (musique de Verdi) : « Nous devons en terminant ce dernier compte-rendu féliciter la Direction qui a fait pour cet opéra des frais assez importants. Les costumes sont neufs et très convenables et les décors nouveaux, d’un très bel effet artistique, font honneur à la main de Mr Kinsberger qui les a dessinés. » Pourtant, au
numéro 39, les choses se gâtent. La création de Guillaume Tell (musique de Rossini) est un four et Berger-Deplace se voit contraint d’accentuer la note critique. Kinsberger se fâche et fait interdire la vente du journal au théâtre. C’est un coup terrible pour le rédacteur-propriétaire, qui se voit obligé de suspendre « momentanément » la publication, en arguant de sa bonne foi et en dénonçant la cabale de ses ennemis (numéro 43, p. 2) : « N’ayant eu qu’un but : contribuer au succès de la saison théâtrale ; n’ayant eu qu’un mobile : l’intérêt et la satisfaction du public, je me suis permis quelques
critiques et quelques avis qui s’ils n’étaient pas toujours justes étaient du moins toujours sincères… » Nous ne savons pas ce qu’il advint du critique et de son adversaire mais il est à peu près certain que « La Lorgnette » ne fut jamais suivi d’aucun autre « journal littéraire » en français.

Extrait de « Les Français et l’Indonésie », Bernard Dorléans, éd. Kailash

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