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LA FABLE DE LA LICORNE, DE TWITTER ET DE LA R&D

Bukalapak - bali gazette

Ou comment le message malencontreux d’un patron de startup sur le réseau social en période de campagne présidentielle peut à la fois avoir des conséquences fâcheuses et lancer un débat opportun.

La licorne, dans le langage de l’économie digitale, est une entreprise numérique, une startup, dont la valeur dépasse le milliard de dollars. L’Indonésie en compte quatre à ce jour : GoJek, Traveloka, Tokopedia et Bukalapak. C’est cette dernière, plateforme de e-commerce et licorne la plus récente du pays, qui a tenu le haut du pavé médiatique ces derniers jours. Son fondateur et jeune patron, Achmad Zaky, s’est attiré les foudres d’une partie de la twittosphère indonésienne pour un message dans lequel il critiquait fermement les faibles dépenses gouvernementales dans la recherche et le développement (le fameux concept de R&D) et espérait qu’un nouveau président pourrait améliorer la situation.

C’est cette deuxième partie du message, dans le contexte d’une campagne présidentielle qui se joue beaucoup sur les réseaux sociaux, qui a enflammé la Toile. Les supporters du président sortant Jokowi se sont ainsi insurgés contre cette sortie considérée comme une prise de position politique contre leur champion et en faveur de son adversaire à l’élection présidentielle, Prabowo.

S’en sont suivis les appels désormais communs au boycott de l’application Bukalapak, puis le retrait du message et enfin les plates excuses du jeune patron mal compris. Dans sa grande mansuétude, Jokowi lui-même a pardonné Achmad Zaky et appelé ses partisans à la mesure.

Sur le fond, le jeune entrepreneur n’a pas tort. Le manque d’efforts dans le domaine de la recherche et du développement compromet les chances de l’Indonésie de se montrer compétitive sur le marché global des biens et services. D’après les dernières données disponibles de la Banque Mondiale, qui datent de 2013, l’Indonésie n’accordait que 0,08% de son PIB au R&D, contre 2,19% à Singapour et 1,26% en Malaisie par exemple. D’après l’Institut de statistiques de l’UNESCO, l’Indonésie est une des nations les plus faibles dans le développement du R&D, avec seulement 89 chercheurs par million d’habitants.

L’administration Jokowi a entrepris des efforts depuis, et les dépenses R&D représentent désormais 0,2% du PIB en 2017, soit 1,7 milliard de dollars. Mais comment sont-ils dépensés ? Le président admet qu’il est certainement nécessaire qu’une institution soit créée pour que ces fonds soient correctement alloués et efficacement utilisés.

Jokowi et Prabowo – bali gazette

Les données montrent que les pays avec les capacités de recherche les plus avancées sont aussi ceux qui obtiennent le plus de soutien du secteur privé. En Indonésie, le secteur privé ne représente que 20% du total des dépenses, notamment parce qu’il n’existe pas assez d’incitateurs économiques, de politiques ciblées et de conscience de l’industrie pour l’importance de la recherche. Sur la forme, le dirigeant de Bukalapak s’est toutefois fourvoyé. Et donne l’impression désagréable de cracher dans la soupe. En effet, s’il est un président qui a compris l’importance prise par les licornes, et l’industrie numérique dans son ensemble, dans l’économie indonésienne, c’est bien Jokowi. Quelques jours avant ce tweet malheureux, il avait ainsi honoré de sa présence une célébration du neuvième anniversaire de Bukalapak. Et si l’économie digitale nationale devrait représenter quelque 100 milliards de dollars d’ici 2025 (contre 27 milliards en 2018) c’est aussi parce que le gouvernement a rendu le cadre légal de leurs opérations plus en phase avec les aspirations de ces entreprises.

Achmad Zaky a donc certainement péché par impatience, par arrogance, par naïveté. Il est vrai que la communication des dirigeants d’entreprise sur les réseaux sociaux peut s’avérer dangereuse et porter à conséquence. A l’exception notable d’un président américain qui semble tout pouvoir exprimer sans que ce ne soit même plus relevé. Demandez à Elon Musk, qui a vu le cours de l’action Tesla perdre 30% l’année dernière après avoir annoncé sur Twitter qu’il allait en racheter les actions. En Indonésie, Starbucks ou GoJek ont aussi été victimes de campagnes négatives sur Twitter ces derniers temps.

L’autre erreur du jeune dirigeant fut de laisser penser qu’un autre président ferait mieux que Jokowi dans le domaine du soutien à la recherche, au développement et à l’économie numérique. Il ne peut ici s’agir que de Prabowo, puisque l’ancien général est le seul candidat à s’opposer à Jokowi dans le cadre de l’élection présidentielle d’avril.

Quelques jours après le tweet d’Achmad Zaky avait lieu le deuxième des cinq débats présidentiels qui précèdent l’élection. Au cours de celui-ci, Prabowo fut questionné par le président sortant sur ses intentions pour soutenir les licornes. L’ancien gendre de Suharto a alors apporté le meilleur des éclaircissements au fondateur de Bukalapak. Après avoir paru ne pas savoir ce que sont les licornes de l’économie indonésienne, si ce n’est qu’elles sont liées à internet, il a expliqué sa méfiance par rapport à ces entreprises et à cette économie qui pour lui ne font qu’enrichir des investisseurs étrangers et sortir de l’argent du pays.

Au cours du même débat, Prabowo n’a eu de cesse d’affirmer que l’Indonésie se devait d’être auto-suffisante, allant à l’encontre de toute réalité économique. Il a ainsi confirmé qu’il serait un président passéiste, dont le logiciel reste bloqué sur les méthodes d’un âge révolu depuis 1998, et retranché dans ses certitudes nationalistes, où tout ce qui est étranger et nouveau est suspect.

Moralité : au-delà de l’erreur de communication manifeste du patron de la licorne numérique Bukalapak, il y avait dans ce message une autre erreur, d’appréciation politique celle-là. Mais ces erreurs auront permis d’éclaircir le rôle exponentiel de l’économie numérique indonésienne, ses perspectives de croissance incroyables et sa faculté à répondre à plusieurs des problèmes de l’Indonésie dans un futur proche. A Jokowi de continuer à faciliter l’émergence et la croissance des licornes.

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