
A la fin du 19ème siècle, le Français Adolphe Combanaire (1859-1939), un ingénieur électricien originaire de Châteauroux, débarque sur l’île de Bornéo à la recherche de la gutta-percha. Patriote invétéré, anglophone après des études à Londres et New-York, il a mis au point un système d’extraction de la gutta-percha des feuilles de l’Isonandra Gutta, un arbre à caoutchouc qui selon lui, ne se trouve qu’à l’intérieur de l’île. Pourquoi ? La gutta-percha est une gomme tropicale servant à isoler les câbles sous-marins. Entre exploration et espionnage commercial, il se jouera des autorités anglaises et hollandaises pour chercher cet arbre qui devait assurer la pérennité des communications internationales et donner à la France une position clé dans ce domaine alors naissant…
Dominant de leur hauteur les hommes qui sont assis, des Dayaks circulent et versent, dans les récipients les plus hétéroclites, le vin de mangoustan qui va faire perdre aux convives la réserve relative dont ils ont fait preuve jusqu’ici.
J’avais offert pour la circonstance quelques bouteilles d’arak ; mon guide vient me prier d’en donner deux autres ; j’acquiesce volontiers à son désir, en ajoutant que je vais bientôt me joindre aux banqueteurs.
Quoique l’arak chinois, produit par la fermentation du riz, ne soit pas très alcoolique, je commence à regretter d’en avoir donné, car le vacarme augmente et, derrière le groupe de femmes et d’enfants qui, maintenant, me cachent les convives, des cris de menace et de défi s’élèvent.
Je crois à un commencement de dispute, mais comme je ne vois, dans le groupe qui forme écran, aucun flottement, je suppose que l’effervescence va se calmer. Il n’en est rien et bientôt une immense exclamation ébranle les parois. Je m’avance pour savoir ce qui vient de se passer.
Les spectateurs des derniers rangs sont si intéressés par ce qui se déroule sous leurs yeux qu’ils ne remarquent pas que je les bouscule brutalement afin de me faire place.
Les convives, une soixantaine, sont assis en rond, sur des nattes séparées. D’un groupe plus éloigné, une grosse boule blanche vient de décrire une parabole vers le groupe le plus rapproché de l’endroit où je me trouve. Un Dayak la saisit, la porte à sa bouche et mord à pleines dents sur ce que j’ai supposé être un fruit.
Je n’en crois pas mes yeux !
Au milieu de vociférations que je ne comprends pas j’entends crier en malais :
« Mords les joues ! Mords les os ! C’est lui qui a tué ton père ! »
Cette fois je ne vois que trop bien ! C’est une tête coupée qui, avec plusieurs autres, circule à la ronde, tour à tour mordue et injuriée par les convives, qui, sous une surexcitation diabolique, me font tout l’effet d’avoir perdu la raison. Alors ces Dayaks qui me semblent si passifs et, toute proportion gardée, si humains, ne seraient que d’horribles anthropophages ?
Il faudra que j’en aie le cœur net ! En attendant je vais prendre mon revolver, afin d’être prêt aux éventualités qui pourraient survenir.
Je suis encore sous le coup de la surprise que m’a causée cette découverte, quand les deux chefs viennent me dire que l’on n’attend plus que moi pour commencer les divertissements qui vont suivre le dîner.
Ce que je viens de voir n’est pas sans me causer quelques appréhensions, mais j’ai donné ma parole et il n’y a pas à y revenir. Pour bien faire les choses, j’emporte une bouteille de gin et des cigares.
L’orchestre a déjà préludé, et le grondement des tambours se joint aux éclats des cuivres pour annoncer mon arrivée.
Je prends place, au milieu des chefs, sur une natte placée au sommet d’un grand rectangle, que les spectateurs ont formé spontanément pour les danses qui vont commencer.
Dans ce long boyau éclairé seulement par les lampes à pétrole, qui accusent brutalement les contrastes des figures des premiers rangs, la longue file des spectateurs donne l’illusion d’un entrepoint de navire, seulement éclairé par quelques fanaux qui en souligneraient la longue perspective.
Deux jeunes hommes dansent, puis deux autres, au milieu de l’attention générale.
Une accalmie vient de se produire. L’orchestre cesse tout à coup ; le chef du campong s’est penché vers moi et me crie, forçant la voix pour dominer le bruit des conversations :
« En votre honneur, la danse des têtes ! »
Adolphe Combanaire
(Extrait d’Au pays des coupeurs de tête – A travers Bornéo)