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L’art et la magie du kriss à Java

Java central, tout près du sultanat de Yogyakarta, dans un petit village, j’ai rencontré Ki Empu Jeno, dernier descendant des grands pande (forgerons) de Java de l’ère Majapahit (période comprise entre 1300 et 1500). Un pande keris mais pas n’importe lequel, artisan attaché à la cour du sultan de Yogyakarta et maître d’œuvre de la fabrication du kriss personnel du sultan Hamengkubuwono X. Des années auparavant, il avait fabriqué le kriss de Hamengkubuwono IX, père de l’actuel sultan. Chaque sultan a le devoir de posséder son kriss personnel, se protégeant des mauvaises influences pouvant survenir durant son règne. Empu Jeno fabrique des kriss dont l’un des composants est une partie de météorite tombée dans la région de Prambanan en 1784 et c’est le sultan de Solo, Pakobuwono III, qui avait alors récupéré le précieux objet pour son palais. Plus tard, le sultanat de Yogyakarta eut sa part.

Le pouvoir magique du kriss chez Empu Jeno provient d’une croyance extrême dans cet art hérité de ses ancêtres mais aussi des dieux et du soleil et par un mental à toutes épreuves au moment de commencer la fabrication de cet objet sacré pour beaucoup d’Indonésiens. Il est alors possible d’y apporter des ondes positives ou négatives suivant sa propre inspiration lors de sa création. Cela requiert beaucoup de disponibilité, de relaxation, de prières et une totale liberté d’esprit. Offrandes de riz que l’on dispose dans la forge, messages divinatoires, jeûne et méditation. Dans l’islam, on ne fait guère d’offrandes, la religion est austère, aussi ces coutumes remontent-elles à l’époque Majapahit, empire hindouiste qui régna sur le centre de Java. L’islam des sultans a toujours su composer avec les princes et dieux du panthéon hindou et au cours des siècles les légendes du Ramayana ou du Mahabharata ne se sont jamais démenties à la cour ou lors des processions du palais, de la représentation des danses ou de l’histoire du kriss lui-même.

Le kriss moderne est un alliage de fer et de morceaux de météorites. C’est au 18eme siècle que des hommes se sont intéressés à cette étrange pierre tombée du ciel et ont décidé de la mélanger au fer du kriss pour qu’il soit encore plus solide, sacré, unique, à l’usage exclusif des rois, princes et sultans. Au palais de Yogyakarta, il n’en reste qu’un petit morceau qui pourra servir encore à la confection d’environ 50 kriss. On utilise à peu près 1 gramme de l’alliage pour fabriquer un kriss royal. A noter qu’une météorite est plus lourde que le fer et sa composition est faite de fer, titane, phosphore et nickel.

C’est pendant la fabrication du kriss que l’on mélange le composant météoritique à la limaille et l’acier. Acier (besi baja) qui donne la résistance au kriss, limaille (besi urasani) qui donne la couleur foncée. On la récolte avec un aimant sur les plages volcaniques et, par échauffement, on sépare la limaille des scories pour obtenir un métal noir et scintillant. Le fer météoritique (besi pamor) permet donc de veiner la lame du kriss, alliage tiré des astéroïdes tombés sur terre. Après épuration par échauffement, on obtient un métal gris très clair qui permettra de dessiner les symboles sur la lame et donnera sa radiance au kriss. Chaque étape de la fabrication est accompagnée par la récitation de mantras car certaines lames sont plus compliquées à fabriquer que d’autres et demandent plus de temps. Ce fut le cas de la lame commandée par le prince Mangkubumi, fondateur du sultanat de Yogyakarta, dont Hamengkubuwono X est le dernier descendant régnant. Un tableau complet dans le bureau d’Empu Jeno, avec des motifs détaillés, montre ce dont l’artiste est capable de faire pour ses clients de haute lignée. Le plus difficile fut certainement le Pamor Jeno Kumbolo réalisé pour Hamengkubuwono IX.

Empu Jeno m’a raconté qu’avant de commencer la fabrication du Pamor Jeno Kumbolo, il a jeûné une semaine et s’est isolé dans une pièce chez lui pour obtenir l’inspiration nécessaire par méditation yogique (wewisik). Il a ensuite choisi un jour favorable dans le calendrier lunaire. Quand il fut prêt, il façonna en terre glaise le moule qui donne la forme à la lame. Outils et matériaux préparés, il s’ensuivit une cérémonie ultime de purification pour la forge et les outils, tout cela supervisé par un émissaire du palais. Il fondit alors le besi baja et le besi urasani pour les mélanger. Le mélange de ces deux métaux est fait de façon à obtenir le kriss désiré. Ensuite, l’étape la plus importante consiste à verser le besi pamor en fusion dans le mélange non encore solidifié. Habilité particulière pour verser ce liquide avec lequel il dessinera les symboles qui doivent donner à la lame ses veinures et son pouvoir magique.

Aucun prix communiqué pour la fabrication d’un kriss pour le sultan mais l’aura entourant le savoir-faire de cet homme est connu bien au-delà des frontières du sultanat, dans tout Java et à l’étranger où de nombreux Européens amoureux des kriss ont utilisé ses services. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore on fabrique des kriss neufs à base essentielle de fer et nickel – faciles à trouver – et de la composition originelle de la météorite tombée vers le temple de Prambanan. Avant de fabriquer ces lames de kriss dites Prambanan, utilisant la météorite, le kriss était déjà connu dans la royauté bugis à Sulawesi, kriss fabriqué à base de fer, or, argent et cuivre. Le style de vie nomades des marins bugis leur permis d’exporter le style « pamor bugis » sur toutes les iles indonésiennes. A Bali aussi, la puissance du kriss est reconnue dans tous les villages de l’île. Depuis la chute du météore près de Prambanan, c’est une lignée de fabrication qui ne s’est pas interrompue mais bientôt, lorsqu’il n’y aura plus de matériau disponible, on pourra peut-être, grâce aux procédés chimiques modernes, reconstituer cette matière céleste. Un laboratoire chimique de Bandung à Java-Ouest se penche sur le sujet…

Keraton de Yogyakarta

Je rencontre Supana Winotokusumo, assistant du sultan et l’une des personnes qui a le privilège de nettoyer une fois l’an les 250 kriss du palais. Il est assisté par son fils et son neveu pour exécuter une partie du travail commandé par le palais. Devant lui, des kriss datant des 13eme et 14eme siècles. Il me parle du Keraton, de sa fonction d’officiant au palais car descendant direct du sultan Hamengkubuwono VII. Là aussi, le calendrier lunaire décide et pendant deux jours entiers des dizaines de personnes vont se relayer pour purifier les lames. Je regarde Supana parler à son fils et lui apprendre comment nettoyer une lame de kriss car tout le monde n’est pas autorisé à s’occuper de cette tâche. Avoir un certain âge et un certain savoir hérité des anciens, faire partie de la cour et commencer par porter les kriss. Plus tard quand le moment est venu, les anciens donnent le feu vert au novice qui sera intronisé comme serviteur du palais.

Supana enseigne à son fils Agung. Il faut d’abord nettoyer la lame à l’eau pure et la faire sécher. Nettoyer à nouveau avec du jus de citron puis, avec un fin pinceau, lustrer la lame d’un mélange de pierre très dure (warangan) pilée et quelques gouttes d’arsenic. Cette pierre très couteuse (15 millions de rupiah le kilo) ou warangan est originaire d’Inde et l’arsenic lui, ne se trouvant pas dans le commerce, sa vente en est réservée au palais. Le nettoyage terminé, on étale de l’huile de santal avec une fleur de coton. Il faut essuyer avec de la sciure de bambou car l’huile essentielle pure peut abimer le manche et le fourreau de bois si elle entre en contact. Supana suit attentivement le travail de son jeune élève de fils, lui explique que l’arsenic est à manier avec la plus grande précaution, qu’il peut tuer quelqu’un et que le meilleur remède est de boire du lait de coco en cas d’empoisonnement.

Il me parle ensuite d’Empu Jeno, de ses ancêtres les pande besi qui, au fil des siècles, ont façonné ces merveilles de poignards, le modèle à lame droite (dapur lurus) posé devant lui et réservé aux personnages très importants du Keraton, le régent ou le pangeran (l’héritier). Un autre kriss, ondulé cette fois (dapur luk), dit « ujung kuno » à 13 courbes (toujours en nombre impair), style adapté à une forte personnalité. Le kriss est un objet personnel me dit-il, arme de combat parfois mais avant tout protecteur ou… destructeur. Il est très important quand l’on veut en faire fabriquer un de donner sa date, son jour et son heure de naissance pour détailler quel style de pamor sera adapté. Si vous en achetez un chez un antiquaire, si possible savoir sa provenance pour éviter les mauvais augures ou tout simplement être confronté à la magie noire. Tous les ans, Empu Jeno est demandé au palais pour accompagner les kriss lors de leur sortie annuelle dans le carrosse royal pour les fêtes de Sekaten, en tant que gardien de la tradition, le dernier gardien d’une histoire commencée il y a des siècles au centre de l’île de Java.

Si le kriss apparait dans de nombreuses autres cultures régionales, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Brunei, Philippines – les archéologues tracent son origine au Vietnam, environ 300 ans AV-JC – on n’y trouve aucune allusion dans les légendes et chroniques de l’Inde, influences spirituelles majeures de la région pendant des siècles. Celles-ci sont bien évidemment antérieures à la création et à la popularisation de cet objet qui doit beaucoup à l’archipel indonésien. Aucun autre pays que l’Indonésie ne peut être identifié aussi fortement à l’histoire de ces curieux poignards. Il est un héritage de la culture du pays et à ce titre se doit d’être préservé et honoré par les jeunes générations qui seront demain les garantes de la richesse culturelle du pays.

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